Le Passe Muraille

Aux éboulis du Temps

INÉDIT

par Philippe Di Maria

Ça ressemble à un petit matin comme les autres. Le soleil sourd silencieusement à travers les stries des volets anciens. Une pie jacasse joyeusement au faîte d’un grand érable. Quelque part, des enfants irradient un petit chemin de leur joie de vivre. La vie continue, éternellement…

Seulement voilà, ce n’est plus simplement une nuit qui a passé, c’est toute une existence. Ce matin-là, on se demande comment tout s’est délité dans les fosses pélagiques du temps. À la différence des images des autres nuits, gardées dans les fugitives réminiscences du retour à la conscience, chaque visage, chaque son, chaque battement de cœur que l’on perçoit dans le brouillard du réveil de ce matin-là, éclaire d’un faible faisceau notre vie bientôt terminée.

On a tout d’abord un peu de mal à les saisir, ces indices qui nous ont amenés à ce point de réflexion. Puis, l’esprit s’éveille légèrement, les halos de brume nocturne se dissipent en laissant des traces du désastre imminent, quelques petites lucioles de lucidité, des petits riens : le souvenir alcyonien d’un ciel heureux, une lettre froissée et déjà jaunie qui tombe d’un livre, une pierre descellée dans la petite allée du jardin, une photo floue sur un mur, des nouvelles d’un être cher qui n’arrivent plus, des noms qu’on n’entend plus prononcés par sa propre bouche, ni par d’autres bouches, ces mouvements de lèvres qui disparaissent, des sons qui disparaissent, tout qui disparaît…

Hier encore notre jeunesse était là, nous avions quinze ans et ce temps-là semblait devoir durer toujours. Mais voilà, aujourd’hui on découvre que le temps ne s’est pas déroulé régulièrement et lentement malgré l’impression que l’on en a eue mais qu’il est passé soudainement de cette enfance à l’instant présent ; et l’on se demande alors comment tout a pu défiler aussi vite. Pour s’assurer de la vérité de ce trouble, il suffit d’ouvrir le grand sac à souvenirs, d’en piocher un au hasard et de demander à sa mémoire combien d’années ont passé depuis ; il suffit d’appréhender la distance qui nous en sépare, de voir comme il semble s’étirer comme un fil d’épeire pressé par la rosée avant qu’il ne cède ; il suffit de sentir combien les images qu’il nous restitue sont floues, troublées et estompées par les ans ; il suffit de compter combien de temps nous passons à recol- ler les différentes pièces du puzzle qui le compose alors qu’hier encore, il apparaissait instantanément dans sa pa- noramique intégralité.

Ainsi, au résultat trouvé, l’imminence de la fin se fait plus présente. Alors, on réécoute tel disque que l’on avait tant aimé, on regarde ce film qui nous avait tant fait rire quand nous étions un enfant, on relit telle bande dessinée qui nous faisait tant rêver, tel livre, enfin, qui nous a accompagnés et qui a fait de nous cet adulte qui sombre aujourd’hui, pion d’échecs bientôt rangé dans la Boîte du néant !

Je ressors d’une pile de vieux disques l’album Live de Chicago, gros coffret de cinq microsillons publié en 1971. Son contact avec mes paumes me fait revivre l’immense bonheur de ce soir d’anniversaire où je le découvris, caché sous ma chaise. J’entends encore, en tendant l’oreille de ma mémoire, le brouhaha des voix de cette soirée familiale. À ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce qu’était le temps et pourtant, chaque instant de cette époque était déjà une mèche qui se détachait imperceptiblement de l’étoffe tressée de ma vie. L’épais coffret, dont le blanc du carton a maintenant jauni, réussit à me faire croquer dans une madeleine musicale où résonne encore, dans la douce cacophonie de ces soirs de fêtes, l’écho des voix de mes parents, maintenant disparus à jamais.

Comme un calque qui devient de plus en plus translucide, les souvenirs s’estompent et nous abandonnent avec notre présent qui redevient, lui, plus opaque et plus triste à chaque instant. Des sou-venirs heureux s’immolent en nous par centaines pour nous protéger de la folie qui nous atteindrait immanquablement si leur retour mnésique impromptu nous accablait de la puissance de sensations qu’ils ont accumulée ; la vie d’adulte est un assassinat perpétuel !

Au moment où j’écris ces lignes, je réentends nettement la voix de Charles Trenet chantant La Mer. J’avais neuf ans. Je revois la plage de Courseulles-sur- mer lors de ces vacances du printemps 1964 où les jours de pluie succédaient aux jours de pluie, où les vestiges du débarquement, ciment sépulcral scié par le sel et les ans, rendaient la plage encore plus tragique. Je revois ma grand-mère qui déposait en chantonnant les bols de chocolat chaud sur la toile cirée à grands carreaux rouges.
Nous restions souvent désœuvrés, mon frère et moi, dans cette petite maison de location avec comme compagnie cette vieille dame tant aimée, toujours optimiste et gaie, et tous les héros des illustrés que nous dévorions. Les vies héroïques de Blek ou d’Akim fusionnaient avec les nôtres dans d’infinies aventures imaginaires. La Mer dansait le long des golfes clairs. La bruine normande se dissipe maintenant en rflets d’argent. Je revois la vieille cafetière en bois ses grands roseaux mouillés dont la manivelle grinçait horriblement et qui di usait à travers notre thébaïde son odeur inimi- table et profonde du café fraîchement moulu. Le bruit du petit tiroir marron qui se referme en un clac sec a bercé mon cœur après avoir été vidé de sa précieuse poudre noire, résonne en boucles éternelles dans la pièce contiguë à ma mémoire. Je revois le magasin SPAR dont nous revenions trempés comme des hippocampes en portant les sacs de commissions. J’entends, sortant de la « TSF », les voix de la famille Duraton, de Zappy Max, de Frédéric Pottecher. Je sens les fragrances pour la vie si présentes du papier d’Arménie qui se consumait sur le réchaud à charbon, en volutes grises, tourbillonnantes aux courants d’air, troublantes et magiques comme de caligineuses incantations vaudoues. Je sens, au bout de mes doigts, le sable humide et collant dont mon frère et moi avions un mal fou à nous débarrasser après que nous avions joué à lancer à la mer froide des galets piquetés de silice et de mica.

Un souvenir qui vient de naître dans la mort de l’instant devient insaisissable à mesure qu’il est entraîné lui aussi par le tourbillon de ses aînés qui emporte au loin les autres, tous les autres ; lambeaux hurlants d’existences à jamais déchiquetées…

Je comprends alors pourquoi des millions d’hypno- télétisés meurent leurs vies devant leurs écrans. Le rêve de l’Humanité, c’est une vie magnétostoppée !

Ô Temps, j’aimerais tant immobiliser ta centrifugeuse à oubli, insérer un grain de sable destructeur au cœur de ta ténébreuse machinerie. Hélas, c’est impossible.
Mais alors, que me reste- t-il ? Que nous reste-t-il ?
là-bas, si loin, dans les chutes de la vie…
aux constellations rêvées et perdues…
qui emportent aux gouffres où tout
s’effondre…
plus rien ne compte…
valses d’azurs…
fugit…

(Le Passe-Muraille, No 85. Mars 2011)

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