Autodidacte de l’angoisse
par Bruno Pellegrino
La force de l’œuvre de Romain Gary, c’est sa voix : une voix unique, tendre et drôle, par-fois cruelle, toujours inventive, qui sait s’exprimer avec une simplicité touchant à la poésie – et qui prend souvent, par sa concision même,l’allure d’une grande gifle,mais « les coups sur la gueule, ça fait partie de l’homme ».
Une voix consistante, dont on sent qu’elle est née d’un long travail de la langue – les mots et les expressions retravaillés, revisités, prennent sens sous unjour nouveau. Michel Cousin, le narrateur de Gros-Câlin, l’exprime d’ailleurs d’entrée de jeu : « Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation d’employer des mots et desformes qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie. »
Tout un langage, donc,(ré)inventé pour dire l’angoisse, pour dire l’amour, pour dire l’homme et sa solitude, pour dire surtout l’espoir. Ce qui domine dans cette voix, et ce qui la caractérise, c’est l’humour – « cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus » –, parce que « quelquefois c’est en riant qu’on a le plus raison ».
Grâce à l’humour (et notamment à une utilisation savoureuse du paradoxe, surtout présente dans ses romans signés Emile Ajar),Gary peut tout dire sans dramatiser, et il ne se gêne pas. Romain Gary raconte la première partie de sa vie (de son enfance en Russie en1914 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale) dans une autobiographieintitulée La promesse de l’aube.
La figure de proue de ce magnifique livre, c’est la mère de l’auteur, femme à l’amour étouffant, qui veut pour son fils unique le meilleur des destins, et qui se bat pour lelui l’offrir. Cette promesse, c’est non seulement celle qu’un fils se fait, «à l’aube de [sa]vie », de « rendre justice » à sa mère, « de donner un sens à son sacrifice», de devenir pour elle le héros qu’elle a rêvé, mais c’est aussi celle qu’« avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube (…) et qu’elle ne tient jamais».
Deux promesses qui déterminent la vie de Gary : la première le pousse à se dépasser, à tenter, entre autres exploits, d’écrire ce« chef-d’œuvre immortel » qui rendrait hommage à sa mère ; la deuxième l’amène à rechercher, partout et toujours, tendresse et affection –« je m’attache très facilement », écrit-il souvent –, mais en vain.
Celui qui a passé sa vie « à mourir de soif auprès de chaque fontaine »le sait : « Jamais plus, jamais plus, jamais plus. » Alors, faute de mieux, cet «autodidacte de l’angoisse »(ainsi que se qualifie Jean, le narrateur de L’angoisse du roi Salomon) se réfugie dans la création littéraire, qui est «une feinte pour tenter d’échapper à l’intolérable, une façon de rendre l’âme pour demeurer vivant », tout autant que l’expression d’« une fringale de vie, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités, que chaque saveur goûtée ne[fait] que creuser davantage ».
Insatiable, Gary n’a pasassez d’une seule existence,d’une seule personnalité.L’écriture lui offre la possibi-lité toujours renouvelée d’être un autre, de vivre à double.Romain Gary a ouvert dans la langue française des routes nouvelles qui, avantlui, n’étaient que terres en friche. Comme tous les chemins, ceux-ci l’ont mené à l’homme. Cependant, et c’est ce qui les distingue, ils sont habités par «un besoinde justice pour l’homme tout entier », ils sont l’aboutissement d’une vie consacrée à une promesse, faite un jour à une mère, de ne pas la décevoir. Et ça change tout, parce que c’est beau.
1 L’angoisse du roi Salomon. Mercure de France, 1979.
2 Gros-Câlin. Mercure de France,1974.
3 La promesse de l’aube. Gallimard, 1960, 1980 pour l’édition définitive. 2005, 521 page
(Le Passe-Muraille, No 68. Février 2006)