Le Passe Muraille

Autobiographie fictive

(Extraits inédits d’un journal)

Par Elisabeth Horem

 

15 janvier 2006.– – Une semaine depuis la dernière fois que j’ai écrit ici. Cette nuit j’ai mal dormi : il y a eu un incessant ballet d’hélicoptères au-dessus de notre pâté de maisons. De trois à cinq heures du matin le bruit n’a pas cessé, décroissant, croissant, s’éloignant à peine puis revenant sur nous, faisant trembler les vitres. Ce matin tout est paisible, grand beau temps sur Bagdad.

19 janvier 2006.– Hier, une heure et demie pour aller de la maison au bureau. Juste après le rond-point de la place Hurriyya, une voiture avait explosé une demi-heure avant et cette portion de rue était bouclée. J’ai vu, au-delà du barrage de policiers et de soldats, les deux larges voies désertes et, seule au milieu, la voiture carbonisée. Embouteillages inextricables et longs détours jusqu’à ce qu’on retrouve la rue, après le segment en question. Des convois de « sécurité » (hommes en cagoule, kalachnikovs pointées par les fenêtres et manières de bandits) se frayaient un chemin, à contresens. Abstractionf aite de la tension très tangible qu’on pouvait sentir, je n’étais pas fâchée d’avoir ainsi tout mon temps pour regarder cette ville si moche, si sale, cette Bagdad défigurée, et je me disais, en constatant à quel point toute beauté en est absente, à quel point tout y est rude, que j’avais tout de même une sorte de tendresse pour cette ville. Difficile à comprendre. Ou peut-être pas. Donc je regardais par la fenêtre et je voyais : la foule des étudiants et des étudiantes sortant de l’université, près de chez nous. Quel avenir pour eux ? Une grande affiche montrait un barbu enturbanné sur fond vert avec une phrase, vocalisée comme le sont les versets du Coran, disant :« Seigneur, rendez ce pays plus sûr et faites-en croître les fruits pour le Peuple. » A côté, immobilisé comme nous, un camion immatriculé à Kirkuk, avec un charge- ment débordant de tous côtés. Que transporte-t-il ? Et on ne peut s’empêcher depenser : « Et si c’était duTNT ? Et s’il explosait là, juste maintenant, pendant que nous sommes coincés àcôté de lui ? » Une femme seule au volant d’une grosse voiture. La cinquantaine au moins et strictement voilée d’un tissu rose à paillettes d’argent, lunettes noires et ongles laqués, elle porte une quantité de bagues, les paillettes du voile et l’or des bagues brillent au soleil. Dans une autre voiture, deux jeunes gens. Le chauffeur est un gros qui rigole de bon cœur à ce que lui raconte l’autre. Au rétroviseur se balance le portrait d’un ayatollah dans un cadre doré. Des hommes sont attablés dehors et boivent du thé en jouant aux cartes… Je suis à chaque fois frap-pée par la présence envahis-sante des ordures, une vraie couche devant certains immeubles, comme si les locataires les avaient jetées par la fenêtre. Malgré tout, il y a bien un service de voirie. Mais là comme ailleurs la corruption gangrène tout : les ordures ne sont ramassées qu’à la condition qu’on paie quelque chose en plus… Il y a énormément de forces armées visibles : voitures de police, véhicules blindés, soldats retranchés aux carrefours derrière leur abri de sacs de sable. Tous irakiens. Il est très rare qu’on voie des Américains. Et pendant ce temps, le petit haut-parleur sur la plage arrière me chantonne à l’oreille les Concerts brandebourgeois, ce qui, étrangement, «va bien avec» le spectacle de désolation qui défile derrière les fenêtres. Les embouteillages sont terribles. La loi qui interdit la circulation un jour sur deux selon qu’on a une plaque d’immatriculation paire ou impaire avait dans un premier temps réussi à désengorger un peu les rues de la ville. Maintenant c’est comme avant. À croire que personne ne s’y tient. Pourtant on risque une amende à rouler le mauvaisjour.Des gamins traînent, desgarçons, bien sûr, pas depetites filles dans la rue – à part quelques petites mendiantes. Ils ont l’air désœuvrés ces gamins, ils shootent dans les ordures. L’un d’eux épluche une mandarine à l’arrière d’une voiture garée sur le trottoir, portière ouverte. Des branches d’oranger chargées de fruits dépassent des murs ici et là. Orangers et barbelés… De petits hélicoptères survolent le quartier en faisant des acrobaties. On passe devant des magasins de literie. Sur la housse en plastique d’un oreiller on lit en français :« DOUX RÊVE». Enchevêtre-ment de fils et de câbles électriques et partout des restes d’affiches électorales, certaines déchirées, d’autres intactes comme celle-ci qui montre la Doktora Amal X., le voile juste posé sur une abondante chevelure noire, elle a l’air d’une actrice dans un film indien. Une femme plus très jeune sort d’une cour d’immeuble, elle a lescheveux teints et défaits et l’allure d’une prostituée. Elle achève de boutonner un grand vêtement noir qui recouvre ce qui paraît être une sorte de pyjama, rosâtre et vert. Devant nous une vieille VW Passat complètement déglinguée, couleur rouille avec encore quelques traces de peinture, s’arrête tous les vingt mètres (ce qui prend tout de même un certain temps à parcourir), le passager soulève le capot et rajoute de l’eau dans le radiateur, et voilà, ça repart, il doit courir à côté de la voiture pour remonter à bord. Aujourd’hui tout le monde s’est trouvé coincé dans des embouteillages. F. m’a raconté que, par où elle est passée, les policiers chargés de faire la circulation étaient complètement débordés. Alors un homme, sorti on ne sait d’où et n’ayant aucune charge officielle, a réglé les choses en très peu de temps : revolver pointé tour à tour vers les uns puis vers les autres pour enjoindre de passer ou de laisser passer. Les policiers n’ont pas pipé et ont laissé faire. Tout le mondea obéi et l’embouteillage s’est dénoué comme par enchantement. « Faut-il en rire ou enpleurer ? » a demandé F. (Après un an et demi de deuil pour son fils abattu par des tirs d’inconnus au sud de Bagdad, dans ce qu’on appelle le«triangle de la mort », c’est lapremière fois que je la vois mêler un peu de couleur au noir de ses vêtements.)

26 janvier 2006.– Sous lapluie, cette ville est encore plus désolante : immenses flaques sur la rue, boue omniprésente, grandes traînées sombres d’humidité sur les murs des façades, vêtements crottés. Embouteillages. Nous avons longé un temps l’interminable queue pour l’essence, queue permanente serpentant dans de petites rues, sur plus d’un kilomètre…(…) Nous avons eu la visite de Q. l’autre jour. Les travaux dans sa galerie ne sont pas encore tout à fait terminés. J’aimerais bien y retourner aumoins une fois. Quand nous lui avons demandé s’il voyaitrégulièrement d’autres artistes, si les contacts entre eux étaient maintenus, il nous a répondu qu’ils ne se rencontraient plus qu’aux enterrements des uns et des autres – de ceux d’entre eux qui s’étaient fait tuer par balle. A propos d’être tué parballe, X. nous a dit que son ennemi personnel, celui qui cherchait à lui faire du tort auprès de son employeur, avait été tué par un obus demortier. Comme quoi Dieu fait régner la justice ici-bas – car il y voit bien sûr la main d’Allah. Il est allé présenter ses condoléances à la famille et a fait ce qu’il fallait. N’en pense pas moins »…

E.H.

(Le Passe-Muraille, No 70.)

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