Le Passe Muraille

Au pays de l’innocence

La contribution de Peter Bichsel au supplément du Passe-Muraille consacré, en 1998,  à La Suisse et son pas

Comme vous le savez, les vainqueurs écrivent l’Histoire. C’est aussi ce que nous fûmes en 1945, nous fûmes des vainqueurs, des vainqueurs admirés – admirés par toutes les parties. Nous n’avions à nous réconcilier avec personne. Nous n’avions à nous excuser auprès de personne.

Le problème de la Suisse, c’est son innocence. Nous ne participons pas et nous restons innocents. Pour nous tous, la neutralité équivaut à une garantie éternelle d’innocence. L’innocence, c’est notre identité, notre alibi. Un alibi est une preuve d’absence. Nous étions absents. Nous n’étions pas là. Ça ne peut pas avoir été nous.

Les vainqueurs
écrivent l’Histoire

C’est ce que le monde entier nous a concédé durant cinquante ans. Nous n’avions pas du tout à nous en occuper, les bonnes notes nous étaient littéralement imposées. Certes, comme tous les vainqueurs, nous avons une histoire des vainqueurs, mais nous n’avons même pas eu à l’écrire nous-mêmes, on nous l’a concédée: non écrite et non lue.

Et tout ce qui fut écrit à ce sujet, même L’Histoire de la neutralité suisse de Bonjour, n’a rien pu changer à notre histoire non écrite des vainqueurs. Le nid était prêt à tout jamais, on ne pouvait plus qu’en faire l’éloge, ou le salir inutilement.

Ce que tous savaient, c’est que la guerre, et surtout la période d’après-guerre, nous a enrichis. Mais de quelle manière ? Ça, personne ne voulait le savoir. Avant la guerre, la Suisse était encore en grande partie un pays pauvre – un pays d’émigration – après la guerre, c’était nous les riches. Non pas que l’époque de la guerre nous ait fait plaisir – ou alors à une petite minorité seulement – de cela, je m’en souviens encore, j’étais un enfant à l’époque, la guerre ne nous a pas plu. Mais les conséquences historiques de la guerre, la période d’après-guerre, voilà qui nous a plu. Ce que la Suisse est de nos jours, c’est presque exclusivement un produit de l’après-guerre. Tant qu’il y a eu un après-guerre, on nous admirait. Bien sûr que cet après-guerre n’a duré nulle part au monde aussi longtemps que chez nous, cinquante ans. Et nous nous sommes con-vaincus qu’il durerait éternellement – ou du moins jusqu’à la prochaine guerre.

Nous nous en sommes convaincus. C’est ça notre problème. Que nous n’ayons jamais adhéré à l’ONU, c’est lié à notre alibi – la neutralité comme preuve d’absence. Nous n’en faisons pas partie – nous observons seulement, nous ne voulons pas être observés. De plus, l’ONU, c’était une sorte de début de la fin de l’après-guerre que nous aimons tellement. Et si l’UE devait réussir – je l’espère – ce serait le début d’une paix européenne. Je l’entends, le rire cynique des adversaires de l’Europe, oui. Les Suisses ont toujours tablé sur une catastrophe européenne, spéculé sur la catastrophe. Et peut-être, hélas, que cette fois encore ils auront raison, peut-être que la paix ne réussira pas. Mais le temps de notre alibi et de nos espérances tire à sa fin. D’une manière ou de l’autre, nous ne sommes plus les observateurs cyniques de ce monde.

L’affaire de l’image

Bon, ce qui fait l’objet des discussions, c’est autre chose. Ce sont des fortunes en déshérence, de l’or volé, l’holocauste, le Fonds de solidarité. Et c’est aussi à ce propos qu’on m’a prié d’écrire. Mais je crains qu’une fois de plus, nous réglions tout simplement tout ce qu’on exige de nous, bien proprement, et que, d’une manière ou d’une autre, nous rétablissions notre innocence – l’image de la Suisse, ça s’appelle, et nous ne nous inquiétons pas de nous, nous nous inquiétons seulement de notre image. C’est manifestement tout ce qui nous est resté d’identité après ces cinquante ans, notre image à l’étranger. Nous avons joui de l’admiration de l’étranger, nous avons, reconnaissants, reçu notre identité de l’étranger. L’Europe nous a rendu la tâche facile. Et voici que cette image est ternie. Que ferons-nous à présent, alors que nous n’avons rien d’autre en commun que cette image ?

Il est étrange que ceux-là précisément qui ne craignent rien tant qu’une dépendance de l’étranger, de l’Europe, ne se soient guère définis en tant que Suisses par autre chose que par cette image que l’étranger a façonnée de nous. La crainte toutefois que, au cas où nous participerions, nous ayons alors à nous définir nous-mêmes – cette crainte, à vrai dire, est fondée. Notre conscience identitaire n’est pas aussi forte que nous l’avons toujours imaginé. Nous ressemblons au dandy qu’on loue toujours pour sa beauté et à qui on demande soudain: «Et – à part ça, qu’est-ce que tu fais d’autre ?» Poser la question, pensons-nous, est déjà une insolence parce que, durant cinquante ans, nous avons tellement plu. Désormais, nous avons l’impression d’avoir été trompés. Je répondrai à cette question: «Je ne tolérerai pas de chantage.»

Et pour en rester à l’image du dandy, du bellâtre, il n’a pas d’histoire, pas de biographie, il est seulement. Tout comme la Suisse des cent cinquante dernières années, la Suisse moderne, libérale et démocratique, n’a pas d’histoire. Certes, elle fut écrite, et abondamment, mais elle n’a pas trouvé place dans notre conscience. Nous ne connaissons même pas les pères de notre Constitution de 1848. Certes, nous pourrions être fiers de cette fondation de l’Etat en 1848, d’une bonne partie de l’histoire de l’Etat suisse moderne – comme le sont, par exemple, les Américains. Nous avons refoulé notre histoire, comme si le présent nous avait, à chaque instant, été pénible. On aimait mieux Tell et 1291. Nous avons vécu sans histoire. Et soudain, nous avons l’impression que l’Histoire nous rattrape.

Le Conseil fédéral met en place une Commission des historiens qui doivent maintenant examiner les reproches qui nous sont faits. Je trouve cela juste et bon. Mais je crains que les résultats de cette Commission ne modifient en aucune façon notre conscience parce que l’histoire dans laquelle ils devraient s’insérer n’existe pas dans nos têtes. Les résultats de la Commission Bergier seront probablement reçus comme des événements ponctuels isolés et non pas comme une partie de l’histoire de notre pays.

Chacun des résultats pourra être accepté ou contesté. Le Parlement, certainement, en discutera. Ils seront même soumis à un processus démocratique comme si on pouvait voter au sujet de la vérité. Les mass média s’intéresseront à des partisans ou à des adversaires attractifs, pas à la chose. On pourra en discuter. Et moi et mes amis aurons sans doute l’impression que la Suisse a été rattrapée par son histoire.

Mais peut-être que c’est l’inverse qui est vrai. Peut-être que ce n’est pas l’Histoire qui nous a rattrapés, peut-être que c’est la vraie Suisse qui nous a rattrapés. Ce n’est pas la Suisse passée qui nous a rattrapés et effrayés, mais celle d’aujourd’hui, au sujet de laquelle nous devrions réfléchir – nous avons toujours refoulé l’histoire contemporaine. Pour nous, elle a toujours été quelque chose qui relevait de l’étranger, nous-mêmes ne voulions pas en avoir une.

L’image que nous avons de la Suisse dans nos têtes n’a pas bougé au cours des cinquante dernières années, quand bien même cette Suisse, ne serait-ce que sur le plan optique, est devenue tout à fait différente. Nous ne répétons pas les erreurs, nous les perpétuons. Notre image tremblée de la Suisse a toujours surclassé les réalités ou les a rejetées dans l’ombre. Par exemple, il se trouve que, par hasard, je suis au courant d’une corruption de fonctionnaires considérable qui a été portée à la connaissance de leurs supérieurs. A l’époque – il y a de longues années déjà – on a réglé cette affaire en silence parce que – c’est ce qu’on a dit alors – un traitement juridique aurait entraîné des inconvénients politiques majeurs. La corruption ne correspondait pas à l’image de la Suisse qui est, ou qui était, un pays non corrompu. C’est ce que je veux dire lors-que j’affirme que l’image de la Suisse plonge les réalités dans l’ombre.

Entretemps, des cas de corruption en Suisse deviennent publics à intervalles réguliers. On a trouvé désormais une nouvelle formule protectrice de l’Etat pour les désigner: des cas isolés; ce sont des cas isolés. Et il se peut fort bien que ce soit vrai. Seule-ment, je crains que, par cette formule, ils soient évacués de l’histoire. Certes, le monde va comme il va – comme il va partout – mais chez nous, il est évacué de l’histoire. Et ce que la Commission Bergier découvrira, nous ne l’éprouverons pas non plus comme de l’histoire, et surtout pas comme notre histoire.

Réagir seulement

Et c’est la raison pour laquelle, lorsque notre histoire est mise en question, nous ne pouvons que réagir – du travail de pompier: nous essayons d’éteindre.

Du travail d’avocat: nous préparons la défense. Du travail de relation publique: nous nous inquiétons de notre image. Tout cela est dirigé vers l’extérieur, rien n’est dirigé vers l’intérieur. Parce que nous croyons en notre histoire indépendante, nous sommes devenus dépendants de l’étranger auquel nous ne savons plus que réagir. Voilà une chose au moins qui nous aurait été épargnée si nous nous sentions appartenir au monde. Si nous éprouvions notre histoire comme une partie de l’histoire du monde.

En relisant ce que j’ai écrit jusqu’ici, je suis surpris par les douzaines de «nous». Qui «nous» ? Il faudrait remplacer ce mot. Mais par quoi ? J’aimerais bien, dans le cas présent, décrire tout ça de l’extérieur, mais je n’y parviens pas. Dans cette Suisse, «nous» est devenu une formule creuse. L’avons-nous été un jour, un «nous» ? Enfant, pendant la guerre et peu après, j’ai eu cette impression. Mais depuis lors, je sais que la solidarité est insécable: celui qui n’est pas capable d’être solidaire en tant que communauté vis-à-vis de l’extérieur, celui-là n’en est pas capable non plus au sein de la communauté. On de-mande des francs-tireurs, et celui qui combat la solidarité de la communauté avec l’extérieur, celui-là ne songe pas à l’indépendance de la communauté, il songe à l’indépendance du franc-tireur et la supposée protection de l’Etat de-vient en fait une hostilité à l’Etat.

Pour conclure: on n’avait pas le choix ! Oui, peut-être – peut-être même très probablement. Mais par cette phrase, nous disculpons aussi tous ceux qui ne souhaitaient pas d’autre choix. Il y avait des national-socialistes en Suisse. Il y avait au moins des sympathisants dans nos gouvernements. Les présenter aujourd’hui comme de purs pragmatiques, c’est du cynisme et du détournement d’histoire.

Si après la guerre, le président de la Confédération (von Steiger) avait pris la parole et avait dit: «Grâce à Dieu, nous avons été préservés, mais le prix à payer a été très élevé, et il faudra qu’on parle de ces choses. Nous avons été préservés, mais c’est au prix de notre innocence» – alors il au-rait été un président de la Confédération courageux, peut-être pas un président populaire; et alors, on aurait pu parler de cette prétendue contrainte à l’adaptation, et, dans la douleur, on aurait pu la comprendre, mais cela n’aurait pas donné une histoire de héros.

Nous avons préféré rester le pays de l’innocence. Et le Sonderfall Schweiz qu’au cours des dernières années nous avons tout de même relativisé un peu, est devenu une Suisse des cas isolés, des cas isolés qui ne bouleversent pas notre représentation de notre histoire.

Attribution des parts
de culpabilité

Pays de l’innocence, la démocratie directe est aussi un système d’attribution des parts de culpabilité. Aucun politicien suisse, à ce jour, n’a été coupable au regard de l’histoire. Le peuple a voté, le peuple a choisi. Cela engendre certes ce qu’on appelle une stabilité politique qui est une bonne chose. Mais je crains que, dans ce pays, on abuse aussi de la démocratie. Les élections et les votations sont devenues des rituels d’innocence générale. Quel que soit le bulletin que mon voisin et moi-même ayons pu glisser dans l’urne, nous sommes tous deux innocents. Je n’y puis rien s’il a voté oui, il n’y peut rien si j’ai voté non, et le Conseil fédéral ou le Parlement n’y peuvent rien du tout puisque nous avons voté. Il se pourrait que les éternelles lamentations des politiciens au sujet de l’abstentionnisme soient liées à cette chose: ils craignent qu’il y ait de moins en moins de gens qui veuillent participer à l’attribution des parts de culpabilité.

L’alternative à l’innocence, à un Etat innocent, ce serait la responsabilité, un Etat responsable. Cela impliquerait aussi la responsabilité devant l’histoire.

Mais pour cela, il faudrait d’abord que nous ayons une histoire. Et une chose est sûre d’ores et déjà, la Commission Bergier ne nous en offrira pas une.
Si bien que je crains que tout reste comme devant, tout en étant convaincu que cette Suisse changera par le simple fait des changements qui se produisent dans le monde. La question sera seulement de savoir si nous participerons à ces changements. Nous n’y participerons certainement pas si nous ne participons pas au monde. Dans tous les cas, des innocents par principe sont incapables de prendre des responsabilités. La perte de l’innocence fait aussi partie du processus qui fait advenir des êtres adultes.

P. B.

(Traduction: Gilbert Musy)

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