Le Passe Muraille

Au magasin de l’Univers

 

Le Labyrinthe de lecture hyperinteractive inventé par Hubert Haddad se multiplie merveilleusement dans son Nouveau Nouveau Magasin d’Ecriture. Mea culpa sur une découverte tardive, et propos d’un formidable écrivain.

par Pascal Ferret

On a beau se croire un lecteur attentif : on passe, et plus souvent qu’à son tour, à côté d’œuvres importantes en train de se faire, et c’est ce qui m’est arrivé avec plusieurs auteurs contemporains auxquels j’ai « raccroché » tardivement alors que je constatais que ce qu’ils avaient à me dire était important. C’est ainsi que j’ai découvert tardivement les romans du Portugais Antonio Lobo Antunes, avec La mort de Carlos Gardel, dont j’ai tout lu ensuite « à rebours », de même que c’est après Dolce agonia seulement que j’ai commencé de lire Nancy Huston, par le truchement de laquelle je me suis également rendu compte que j’avais quasiment ignoré, à tort, l’oeuvre de Romain Gary.
De la même façon, même si l’existence de Hubert Haddad m’était évidemment connue, dont j’avais lu Meurtre sur L’île des marins fidèles, La condition magique, Le Camp du bandit mauresque et de la Bragora et les très révélateurs essais littéraires réunis dans Les scaphandriers de la rosée, ce n’est que récemment, avec le Nouveau Magasin d’écriture, et, d’une manière plus ardente et urgente, avec Palestine, que l’extraordinaire engagement existentiel et poétique de cet auteur m’est apparu.
Cette évidence, nourrie par une œuvre aussi dense (une cinquantaine de titres) et multiple que mal aperçue par les temps qui courent, m’a donné envie de rencontrer l’écrivain et de lui consacrer les pages d’ouverture du journal littéraire Le Passe-Muraille, modeste contribution à une défense et illustration très-nécessaire.
Je reviendrai sur ma lecture, en plein cours, du Nouveau Nouveau Magasin d’écriture. Dans l’immédiat, cependant, j’aimerais partager le bonheur de lire les propos qui suivent.

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Des rues de Ménilmontant à la Bibliothèque de Babel
Il n’y a pas à le cacher : même si nous sommes rencontrés récemment à Paris, cet entretien a été rédigé par Hubert Haddad. Aux sept questions que je lui ai soumises, il a répondu comme suit. Qu’y ajouter ? sinon que c’est un beau cadeau qu’il nous a fait là…

– D’où venez-vous Hubert Haddad ?

– Sans doute d’une désignation pronominale résonnant dans un abîme, sur fond d’exil glacial. Les premières images qui me viennent sont les rues humides de Ménilmontant, l’hiver, et cette odeur de fumée rabattue et de misère du vieux Paris: j’avais tout oublié du soleil de Tunis. Je me demande si l’amnésie qui frappe souvent mes personnages ne vient pas de là, de ma stupeur d’enfant de quatre ou cinq ans jeté dans un monde sans secours. Mes parents n’avaient rien, ils s’isolaient dans leur mémoire faite d’arabité et de judaïsme. Nous vivions dans l’extrême dénuement, à quatre puis à cinq dans un taudis d’une pièce cuisine. Une nostalgie sans repère me travaillait, mêlée d’angoisse, d’un fond d’exclusion que je ne pouvais m’expliquer.

– Quelles expériences fondatrices vous ont-elles révélé à vous-même ?

– La première à cinq ans, un jeu avec mon frère aîné Michel, un duel à l’arc sur le terre-plein du boulevard Ménilmontant après le marché. On s’était fabriqué nos armes avec les roseaux des caisses abandonnées par les poissonniers. J’ai reçu une flèche dans l’œil gauche et je me souviens comme d’un voyage dans une dimension insoupçonnée le masque d’anesthésie, à l’hôpital. J’ai dû rester conscient trop longtemps, toucher à quelque seuil. Subir un décollement d’âme, comme on parle de décollement de la rétine. La seconde à 22 ans, rue Pastourelle où j’habitais. C’est pour moi l’expérience fondamentale dont parle René Daumal dans un texte sur l’Évidence absurde. Je ne connaissais pas Daumal alors, mais en le lisant plus tard, j’ai compris aussitôt l’identité absolue de l’expérience. Que chacun au demeurant fera au moins une fois à l’instant du désassujettissement, de la mort, à l’instant de tous les instants, quand toutes les mémoires, tous les univers se rassemblent pour disparaître en un éclair qui figure de manière adamantine la totalité. À côté de cela, il y a eu les rencontres bien sûr, les amours et les deuils dont on ressort mûri, blessé, changé. Mais la réduction à l’être nu, c’est-à-dire au savoir bègue, sans mots, qui laisse son ombre fantasque sur toute chose, c’est rue Pastourelle que je l’ai vécue.
– Henry James parlait du « cercle magique de la fiction ». Que cela signifie-t-il pour vous et comment le vivez-vous ?
– Le romancier dès sa première fiction entre dans une aventure intérieure redoutable car il trace autour de lui une arène qui ne cessera de s’agrandir sans jamais perdre son caractère de cercle enchanté convoquant à jamais, avec les déplacements, les déformations et les condensations du songe, les mêmes figures emblématiques, monstres et doubles venues des origines individuelles et historiques, traumatiques et génésiaques. Il y a là comme un parcours, un jeu de l’oie initiatique, une danse de Thésée devant le minotaure, au gré bien sûr du degré d’implication de l’écrivain. L’écriture de fiction vous change au même endroit tourbillonnaire du fleuve. J’ai commencé par des histoires morbides et emportées, comme Un Rêve de glace, la Cène ou les Grands Pays Muets, après un premier récit relatant sur le mode fictionnel l’expérience de la rue Pastourelle (Armelle ou l’éternel retour), puis à force de fouailler les entrailles de l’inconscient, j’ai pu resurgir dans la réalité commune en ludion surchauffé et me pencher sur l’actuel, la guerre d’Algérie par exemple (Les Derniers Jours d’un homme heureux), les conflits du Moyen-Orient aujourd’hui (avec Palestine). Mais le cercle magique de la fiction, c’est surtout la provocation permanente à transgresser les conventions du réalisme d’époque, seule façon de se projeter dans cette surréalité qui fonde toute vie conséquente: nous sommes captifs d’un miracle mutable à l’infini, mais secrètement, par les chemins abyssaux de l’imaginaire dont tout ce qui est humain procède, depuis la pyramide de Kheops jusqu’à la théorie des supercordes.
– Dans quelle filiation littéraire ou poétique vous situez-vous ?
– D’emblée vers quinze ans, Pascal, Baudelaire, Lautréamont, Poe m’ont envoûté, sauvé à demi du désastre de la rue. La poésie pour moi fut vraiment nourricière dans le désert où j’étais. Cela grâce à Michel, mon frère aîné aventureux, qui déjà dessinait et peignait, achetait des livres, s’affrontait comme un damné à la loi archaïque du père. Moi, je m’isolais dehors, en modeste fugueur, trouvant dans l’école buissonnière l’espace pour lire et écrire. Les Hauts de Hurle-vent, le Loup des steppes, la Nausée furent mes premières découvertes avec Gide en précepteur de fortune et Homère en ancêtre fondateur . Puis très vite Mallarmé, les présocratiques, Apollinaire et Milosz, les surréalistes, Breton après Chateaubriand. Stendhal et Dostoïevski. J’évitais longtemps ce qui me ressemblait le plus par une sorte d’instinct, craignant à juste titre la lecture palimpseste, avec Nerval et Daumal surtout. Plus tard mon œuvre de fiction, dramatique ou romanesque, s’emparera de maints auteurs de prédilection: Racine (Le Rat et le Cygne), D. H. Lawrence et Katherine Mansfield (Tout un printemps rempli de jacinthes), Renato Descartes (La Condition magique) H.G.Wells (Visite au musée du temps), Thomas De Quincey (Le Robot mélancolique), Shakespeare (Loin de Wittenberg) entre autres. En fait, outre la poésie fondatrice, ma filiation littéraire fut anarchique et arborescente, toujours en état de mutation, ce que reflètent assez des livres comme l’Univers , roman dictionnaire, et le Nouveau Magasin d’écriturecomplété depuis peu par un Nouveau Nouveau magasin d’écriture.
– Comment vivez-vous le rapport avec le Magasin. Que signifie-t-il et comment le remplissez-vous ?
– Le Magasin, c’est ma pauvre tête d’autodidacte roulant jour et nuit entre les rayonnages de la bibliothèque de Babel. J’ai l’impression à la fois exaltante et effrayante que je pourrais ne plus m’arrêter de multiplier les circuits analogiques, de provoquer les découvertes, les croisements d’imaginaires. L’analogie universelle dont parle Edgar Poe dans Euréka est le secret adamantin de l’espace symbolique et des langages, je m’y attache en forcené ludique dans ces ouvrages, comme pour me défaire sans remords des mille fictions que je n’aurais jamais le temps d’écrire.
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Que signifie pour vous le mot « exil » ? Comment vivez-vous la société ? Que cherchez-vous dans la compagnie des enfants et des laissés pour compte ? Et qu’y trouvez-vous ?
– L’exil, je l’ai connu enfant, mais sans référent, dans l’oubli de la traversée et de l’ailleurs, avec seulement le sentiment d’une grande lumière et de parfums perdus. Après l’expérience de la rue Pastourelle (que j’évoque dans un court récit, Les Indes de la mémoire, en clôture de La Vitesse de la lumière), le sentiment d’exil m’a envahi de la manière la plus intense, au sens platonicien: j’avais touché aux secrets ineffables, à l’impossible, et je revenais à moi, à ce moi pétri de ténèbres comme un aveugle de naissance après l’éblouissement qu’il ne saurait décrire. Mais l’exil est notre lot de créature de vent, la symbolisation y contraint: nous ne savons que nommer indéfiniment un contact perdu et cette distance en soi constitutive de l’humain (et que le soufi ou le cabaliste tente avec un succès mitigé de résorber) est en même temps sa grandeur et sa perdition. Le temps est l’étoffe même de cette relégation. Quelque chose d’absolument libre et salvateur a lieu pourtant à chaque instant perdu, hors de l’encéphalogramme plat des discours phatiques, comme si nous étions tous des bêtes obscures rampant sous un arbre de foudre et que chaque éclair soudain pourrait restituer au secret de l’univers, à la pure verticalité d’un savoir qui ne supporte aucune répétition. Cependant tout ce que je raconte là est d’ordre intime, à usage poétique ou secret. Dès lors que je rencontre les gens, amis ou inconnus, dans mes pérégrinations d’animateur d’atelier d’écriture par exemple, je n’ai qu’un objectif, aider chacun à dépasser les censures et les peurs réductrices, les handicaps de la formation, amener à prendre conscience que le langage n’est pas quelque chose d’hostile, d’extérieur à soi, mais qu’il est au contraire constitutif de l’individu, que nous sommes tous langage et qu’il s’agit de naître à lui, de naître à soi. Que toute la culture du monde ne suffit pas à séparer substantiellement l’analphabète de l’érudit, parce que la culture qui est tout n’est pourtant qu’une nuance entre toi et moi, nuance suffisante pour élever l’humain dans le règne mystérieux de l’inachevé, du temps, du salut.
– Que raconte votre oeuvre au plus profond ? Comment en évoqueriez-vous la basse continue ?
– Une persévérance musicale, je crois, aujourd’hui, une sorte de hantise. On pourrait arrêter après telle découverte ou tel accomplissement, arrêter d’écrire ou de malmener son piano, mais pourquoi le musicien cesserait-il de jouer une fois le concert donné? Et puis j’explore de livre en livre le sens de cet éloignement, toujours au bord de l’aventure extrême. Je voudrais aujourd’hui incliner cette tragédie de la connaissance du côté de la méditation. La sérénité, une fois le dépouillement accompli, ne vous garde certes pas des affres de l’incarnation, de la maladie et de la solitude. A travers l’art méandreux, je voudrais décanter encore et encore le secret qui m’habite et qu’il m’est douloureusement impossible de communiquer autrement. C’est là, un peu comme dans la musique baroque, la basse continue qui rythme les contrastes du récit au poème ou à l’essai dans mon travail. Un fond mélodique chiffré de métaphores…

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