Le Passe Muraille

Au coeur de la mosaïque turque

       

À propos de Neige, roman d’Ohran Pamuk,

par René Zahnd

D’après les spécialistes, chaque flocon de neige est unique dans sa structure étoilée. Il perdrait toutefois sa singularité peu de temps après avoir touché le sol, en se fondant à la masse. La neige, le flocon et bien des jeux de miroir dessinent le paysage métaphorique du nouveau roman d’Ohran Pamuk.

En turc, neige se dit « Kar » (c’est le titre original du livre). Or, voici qu’un poète exilé depuis douze ans à Francfort, qui se fait appeler Ka, revient dans une bourgade anatolienne aux confins du pays, et que cette localité se nomme Kars. Ka, Kar, Kars : entre l’homme, la neige et l’agglomération, la différence ne tient qu’à deux lettres… Leurs histoires vont se mêler pendant trois jours. Et c’est précisément cela que l’écrivain raconte sous la forme d’une reconstitution tissée avec patience, des années après la mort de Ka, abattu de trois balles sur un trottoir allemand. Celui qui mène l’enquête, et qui au fil des chapitres affirme de plus en plus nettement sa présence, n’est d’ailleurs autre qu’un ami de la victime : un dénommé Orhan, écrivain de son état…

Lorsque Ka se rend à Kars, il neige et les routes menacent d’être bientôt fermées. Le prétexte qui le pousse au voyage est un reportage pour le compte d’un journal d’Istanbul. Dans la bourgade anatolienne, on déplore en effet une vague de suicides : des jeunes filles à foulard qui, apparemment, préfèrent mettre fin à leurs jours plutôt que céder à la pression du pouvoir laïc. En peu de temps, le visiteur plonge dans ce microcosme où se concentrent les tensions, les déchirures et les débats de la Turquie moderne. On y pénètre avec une certaine lenteur, celle de la neige qui tombe et s’accumule. De rencontre en rencontre, la galerie de portraits s’étoffe, jusqu’à former le tableau d’une communauté où les militants de l’islamisme s’opposent aux partisans d’une république qui se réclame d’Atatürk, les traditionalistes à ceux qui prônent une ouverture vers l’Occident. Entre les extrêmes s’ouvre large l’éventail des tendances.

Toutefois, le débat excède largement la simple question d’un régime musulman ou laïc. Un jeune étudiant du nom de Necip affirme : « Notre vie misérable n’a aucune place dans l’histoire de l’humanité. Pour finir, nous tous qui vivons dans cette misérable ville de Kars, eh bien nous crèverons et nous disparaîtrons. Personne ne se souviendra de nous, personne ne s’intéressera à nous. Nous resterons des personnes insignifiantes qui s’égorgent les unes les autres pour des histoires de voile, qui s’étouffent dans leurs propres petites et stupides rivalités. » À quoi font écho, par exemple, les propos de l’énigmatique Lazuli, un clandestin accusé d’actions terroristes: « La cause de notre attachement si poussé à notre Dieu ici-bas n’est pas, comme le croient les Occidentaux, le fait que nous soyons aussi pauvres, c’est notre insatiable curiosité à l’égard de notre raison d’être dans ce monde et de ce qu’il y a dans l’autre monde. »

La situation de Kars, isolée du reste du monde, franchit une étape avec l’insurrection armée qui démarre lors d’une représentation au Théâtre de la Nation. La chose est propre-ment mise en scène et retransmise en direct à la télévision locale. Ce coup d’état d’opérette, qui sème la peur, révèle les caractères de chacun et radicalise les positions, n’en est pas moins sanglant. Tout rentre dans l’ordre avec la fonte de la neige et la réouverture des voies d’accès, mais un ordre semé de cadavres et de cicatrices.

Témoin et acteur des événements, Ka retrouve l’inspiration poétique qui le désertait depuis des années. A Kars, saisi de poussées soudaines, il écrit coup sur coup plusieurs textes qu’il réunit dans un cahier vert sous le titre de Neige, forcément. Mieux : il organise le recueil des poèmes selon la structure d’un flocon, avec trois branches principales, le Rêve, la Mémoire et la Logique, d’où partent des ramifications. Au gré des rencontres, cet athée convaincu connaît aussi la tentation de la foi : « Il y avait une part d’orgueil dans mon incroyance. Mais à présent je veux croire dans le Dieu qui fait tomber dehors cette belle neige. Il existe un Dieu qui rendra l’homme plus civilisé et plus fin, plus attentif à la symétrie cachée du monde. »

Si les événements viennent chambouler le projet de Ka, sa motivation profonde était de retrouver une femme, la magnifique Ipek. Il lui propose de l’emmener avec lui en Allemagne. Mais alors que le bonheur semble si proche, une conjonction de forces extérieures et intérieures (l’incapacité à être heureux) mettent un frein brutal aux illusions : chacun retourne à son destin personnel.

A travers des moments de vie, des espoirs et des échecs personnels, Ohran Pamuk nous fait entrer au coeur de la mosaïque turque. «Toi, tu es un derviche… », disent des jeunes à Ka. Pamuk à sa manière est aussi un derviche, un observateur, un conteur qui prend position, au risque de se faire des ennemis (voire sa claire condamnation du génocide arménien). Tout cela est précieux, à l’heure où les négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne viennent de s’ouvrir. Ce roman est un flocon à nul autre comparable, qui vient se poser dans notre bibliothèque. Avec singularité, outre son intérêt politique et documentaire, il irradie une secrète mélancolie. Comme la neige qui tombe.

R. Z.

Orhan Pamuk. Neige. Traduit du turc par Jean-François Pérouse. Gallimard, « Du Monde entier», 2005. 490 pages.

(Le Passe-Muraille, No 67, Novembre 2005)

 

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