Le Passe Muraille

Architecte du silence et du secret

 

En hommage posthume à Bruno Gay-Lussac (1918-1995), un entretien, souvenir d’une rencontre unique, en 1987,

par René Zahnd

J’ai rencontré Bruno Gay-Lussac alors que paraissait chez Gallimard La Nuit n’a pas de nom, un petit livre à couverture grise dont la précision et la rigueur, alliées à des ouvertures abyssales, m’avaient frappé. L’écrivain habitait rue de l’Université, dans le quartier où beaucoup d’éditeurs avaient pignon sur rue. Au cœur de ce Paris littéraire, je ne m’attendais pas à trouver un homme si seul, dans un appartement sombre et tapissé de livres. L’écrivain sembla même étonné de recevoir un journaliste chez lui, comme s’il y avait quelque chose d’incongru au fait qu’on puisse s’intéresser à son œuvre. Il fumait beaucoup, ses mains tremblaient, et dans les cafés qu’il nous prépara, on aurait pu faire flotter un fer à cheval.

Je n’ai plus jamais revu Bruno Gay-Lussac. Nous nous sommes écrit, souvent, nous sommes téléphoné, quelquefois, et une amie commune jouait la messagère. Pendant toutes ces années, il a continué à publier, retrouvant même un large public à la faveur de La Clé de l’abîme. En même temps, on le sentait s’isoler toujours davantage, presque glisser hors de la réalité. Ses lettres devenaient difficilement lisibles. Et voilà que début octobre, dans un murmure secret, est tombée l’annonce de sa mort, baignée d’un silence que seuls quelques entrefilets sont venus troubler dans la presse.

Dans ma bibliothèque, il y a 24 livres de lui, depuis Les enfants aveugles (1938), jusqu’à L’autre visite (1993). Il m’en manque quatre ou cinq, tous épuisés. L’ensemble constitue son œuvre: un parcours jalonné qui va du roman conventionnel de sa jeunesse aux plongées très personnelles de la vieillesse, avec ce sens de la construction, du dit et du non-dit, qui aboutit à une forme d’épure romanesque, suggèrent que l’essentiel restait toujours dérobé à l’individu.

Voici quelques-unes des phrases échangées ce 17 janvier 1987, jour de notre unique rencontre.

– Mauriac était mon oncle. Nous étions très proches. Ses détracteurs, nombreux, ont beau dire que c’était un écrivain d’un autre temps, je le considère comme un très grand écrivain. C’était un homme fiévreux, aussi bien sensible à un parfum nocturne dans le jardin que passionné par une question politique. Il a énormément compté pour moi, mais je ne vois pas de parenté littéraire entre nous. A quinze ans, j’ai écrit un texte, tout à fait gidien. Je l’ai tapé à la machine et je l’ai donné à lire à Mauriac. Je me souviens toujours du tour de jardin que nous avons fait ensemble. Il m’a dit: «Continue… » Il m’aurait découragé, j’aurais sans doute abandonné. J’ai écrit grâce à lui, grâce au climat qui régnait dans notre maison, à ce qu’y représentait la littérature. Ma mère était abonnée à la NRF depuis sa création: elle recevait des écrivains. Gide, Claudel, Valéry et d’autres venaient à la maison. Mon père s’occupait de ses terres. Ce n’était pas un intellectuel, pourtant il lisait Proust à voix haute le soir après dîner. J’étais très jeune et tout cela m’imprégnait. On vivait dans un monde protégé par la sensibilité et par l’intelligence.

– On est frappé par la sobriété de moyens que vous utilisez.

– Pour moi, la richesse de la langue n’est pas l’abondance, le luxe extraordinaire, le scintillement, les couleurs. Pas du tout. Pour moi, les mots les plus simples doivent signifier le plus. Il s’agit donc de trouver un langage qui est presque de pauvreté. C’est ce que j’ai cherché dans La Nuit n’a pas de nom, mais aussi, précédemment, dans L’Heure, que je trouve déjà beaucoup trop truqué, avec des appels du pied à la poésie et des effets d’images que je ne peux plus souffrir. Il faut que le mot et la phrase aient à la fois le dépouillement absolu et la signification absolue. Dans La Nuit n’a pas de nom, j’ai voulu parler de mon enfance. Comme toujours, j’ai refait sept ou huit fois le manuscrit. Finalement, il n’est resté que cette chose très importante pour moi: la culpabilité par la mort de l’autre. Tout livre part d’une abondance. C’est comme un fruit qui mûrit, qui pourrit, et il ne reste que le noyau. Voilà ce qui me passionne dans l’écriture. Ce n’est pas le mot pour le mot: c’est le mot pour ce qu’il y a derrière, pour ce qu’il cache.

– Et puis il y a ce thème de la culpabilité.

– Celui qui survit prend la place de celui qui meurt. J’avais un frère aîné, qui avait quatre ans de plus que moi, et qui est mort à 14 ans. Après sa mort, je me suis senti coupable de vivre. C’est la source de ce livre. On est sauvé parce que l’autre meurt. C’est dans le christianisme même! Mon frère m’a manqué toute ma vie. Je n’aurais pas été le même s’il avait été là. La famille est le noyau de tous les drames, de toutes les tragédies, comme chez les Grecs. Je n’ai jamais pu écrire un livre sans qu’il y ait, au départ, une expérience qui devient tout à fait aiguë, tout à fait nue et vive.

R.Z.

(Le Passe-Muraille, No 22, Décembre 1995)

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