Le Passe Muraille

Anthropoïde cherche issue

À propos du Compte-rendu pour une Académie de Franz Kafka,

par Antonin Moeri

Cinq ans avant de prendre la parole devant une assemblée d’académiciens, le narrateur volait de branche en branche dans les forêts vierges de la Côte d’Or (dans l’actuel Ghana). Il donnait libre cours à ses instincts et semble avoir été heureux au milieu d’une nature impressionnante. Moments d’allégresse dont il a perdu la trace au cours de son évolution. «Ce n’est plus aujourd’hui qu’un filet d’air qui me rafraîchit les talons».

Cet étrange narrateur se trouve au sommet de sa carrière quand il s’adresse aux académiciens. Une carrière menée tambour battant dans l’univers du cirque et des spectacles de variétés. Mais comment cet individu originaire de la Côte d’Or où il fut capturé par des chasseurs de la société Hagenbeck, comment est-il parvenu à ce sommet, quelles souffrances a-t-il endurées, quels efforts a-t-il dû déployer pour s’installer dans une vie qui, cependant, ne semble pas lui convenir? C’est ce à quoi va s’employer Peter-le-rouge dans le modeste exposé qu’il va faire devant les immortels.

Après sa capture (deux blessures par balles, une à la joue, l’autre au-dessus de la hanche), Peter se retrouve dans une cage de «l’entrepont du vapeur Hagenbeck (…) C’était la première fois de ma vie que je n’avais pas d’issue (…) Sanglots étouffés, coups de crâne contre la paroi de la caisse». Une seule issue pour le malheureux: cesser d’être un singe. Et pour atteindre cet objectif: observer attentivement les humains aller et venir de l’autre côté des barreaux, écouter leur propos, scruter leurs gestes, mimiques et comportements, puis imiter ces êtres dits humains.

Ayant abandonné l’idée d’évasion (plus que problématique en plein océan), Peter se met à cracher comme eux, à fumer la pipe, à boire de la gnôle. «Son odeur était un supplice, je me forçais tant que je pouvais». Un professeur d’humanité lui donne des leçons, lui montre comment porter la bouteille à ses lèvres et comment, après l’avoir vidée d’un trait, «se caresser le ventre avec un sourire matois». Au cours de cette lutte contre sa nature de singe, Peter va libérer de nouvelles énergies et, un soir de fête («un phonographe joue, un officier se mêle à l’équipage»), après avoir vidé la bouteille de gnôle, il crie «hello!», abandonnant ainsi sa condition d’animal et «pénétrant d’un bond dans la communauté humaine».

Arrivé à Hambourg, Peter trouve un emploi dans un théâtre de variétés. Pour expulser définitivement sa nature de singe, plusieurs professeurs vont faire entrer «les lumières du savoir dans le cerveau qui s’éveille». C’est donc au prix de rudes efforts que Peter «atteint l’éducation moyenne d’un Européen». Mais cette issue humaine, consistant à vivre comme tout le monde et à oublier pour toujours les forêts vierges de la Côte d’Or, rend-elle Peter heureux? Il n’avait pas d’autre piste pour sortir de la cage. «Je ne me plains ni ne suis satisfait (…) Les succès que je remporte sont les plus grands (…) Après les soirées entre amis, je prends du bon temps avec une petite chimpanzée à demi dressée».

En tous les cas, Peter est arrivé à ce qu’il voulait atteindre. Il n’attend aucun jugement des messieurs de l’académie, il ne voulait que rendre compte («berichten») de son évolution. Une évolution que le lecteur s’attendrait à voir positive et qui, sous la plume de Franz Kafka, ne semble pas répondre à l’attente du lecteur (-trice). Chacun (e) donnera le sens qu’il (elle) voudra à ce refus.

Franz Kafka: Compte-rendu pour une académie, in Dans la colonie pénitentiaire, GF, 1991

 

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