Animal
À propos de Kachtanka, récit d’Anton Pavlovitch Tchekhov
parAntonin Moeri
Quand on entend les mots «nouvelle animalière», on pourrait penser à Buzzati, Maupassant, Hohl, Jules Renard, Highsmith ou Poe. Mais plus immédiatement, je penserais aux mésaventures de Grégor qui se réveille un matin transformé en un monstrueux insecte ou aux singulières aventures du singe qui raconte à des académiciens comment, après avoir été capturé en Afrique, il s’est peu à peu adapté aux moeurs européennes pour pouvoir se réaliser en artiste de music-hall.
Bien sûr, Kafka a aussi écrit Les recherches d’un chien, Le Terrier dont le narrateur protagoniste est un genre de taupe qui aspire à la paix mais qui ne parvient pas à boucher toutes les issues dudit terrier et qui éprouve des sentiments très humains comme l’appréhension, la joie, l’effroi, la stupeur ou la colère.
En poursuivant ma rêverie, je me souviens que Gogol a, lui aussi, mis en scène une chienne dont les lettres parfaitement orthographiées à sa copine Fidèle vont révéler au protagoniste détraqué la vie quotidienne de Sophie, la jeune fille dont le protagoniste cinglé est amoureux. J’ai alors songé au chien roux de petite taille qui hume la lumière grise recouvrant la plaine, qui ne voit pas tout de suite l’homme assis devant la maison, puis entend les très légers grincements du fauteuil d’osier sur lequel cet homme est assis, puis regarde longuement monsieur Andesmas puis trace, du raclement sec de ses ongles sur les roches, le souvenir d’un passage.
Oui, Kafka, Gogol, Duras me font rêver depuis longtemps avec leur façon de mettre délicatement en scène un animal ou le foyer de perceptions de cet animal. En effet, faire entrer le lecteur dans le foyer de perceptions d’une bête nous ouvre… Quelle ne fut alors ma consternation lorsqu’on me raconta une nouvelle d’Anton Tchékhov intitulée Kachtanka.
Kachtanka est l’héroïne de cette nouvelle. C’est une jeune chienne rousse, croisée de basset et de corniaud, dont le museau ressemble à celui d’un renard. Son maître s’appelle Louka, c’est un menuisier qui aime boire et maltraite régulièrement sa chienne. Au point où, un jour, il veut carrément s’en débarrasser. Louka va traverser une partie de la ville pour aller se défaire de la bête devenue importune. C’est d’ailleurs exactement ce qu’entreprend le protagoniste de la nouvelle de Carver intitulée Jerry et Molly et Sam…
Or Kachtanka va tomber sur un mystérieux inconnu. «Elle le regarde à travers les flocons qui pendent à ses cils». «Pourquoi pleures-tu?» demande le mystérieux inconnu qui fait entre l’animal chez lui, où Kachtanka fait la connaissance d’un jars siffleur appelé Monsieur Ivan, d’un chat blanc appelé Monsieur Fiodor et d’une truie noire appelée Madame Khavronia. Quant à Kachtanka, on l’appellera désormais Tiotka.
Les animaux tiennent des propos incisifs entre eux, savent faire la révérence, manier un revolver, se cabrer, passer dans un cerceau, faire la «Pyramide d’Egypte»: le jars saute sur l’échine de la truie, Fiodor se hisse sur le jars et se dresse sur ses pattes arrière. Au bout d’un mois, le mystérieux inconnu veut faire de Kachtanka une artiste. Il lui apprend à se tenir debout, à sauter sur ses pattes de derrière, à aboyer en musique, à monter sur le dos de Fiodor. Et un soir Kachtanka devenue Tiotka devra remplacer Ivan dans la Pyramide d’Egypte.
C’est à travers les yeux de Tiotka que le lecteur voit où les bêtes sont emmenées. Il y a des mufles horribles à longues oreilles derrière des grilles puis, devant un miroir, le mystérieux inconnu met une perruque sur sa tête avant de passer une couche de blanc sur son visage. Il enfile un pantalon à grosses fleurs et des souliers verts. On entend des mugissements mal définis.
«C’est à vous!» dit un homme en habit et gilet blanc. Une vive lumière éblouit Tiotka qui se met à courir sous les sunlights, à tourner sur place comme une toupie. Où qu’elle tourne ses regards, «partout, du plancher au plafond, on n’aperçoit que des figures, des figures, encore des figures». Tiotka se dresse sur ses pattes arrière et voilà qu’on entend une voix d’enfant: «Mais c’est Kachtanka!».
Je ne vous révélerai pas la fin de cette nouvelle qui présente la chute la plus étonannte, la plus inouïe, la plus réussie. Jamais aucune lectrice ne s’attendrait à…
Or toute bonne nouvelle (m’a-t-on dit) doit tendre vers une chute inattendue. C’est une amie qui m’a raconté cette histoire et, quand elle est parvenue à la fin, j’éclatai d’un rire mêlé de larmes. Non pas des larmes de dépit mais des larmes de joie. D’ailleurs, ne dit-on pas: «Rire jusqu’aux larmes»?