Le Passe Muraille

Adios Schéhérazade, I

 

 

À propos des Lettres du mauvais temps; correspondance 1977-1995, de Jean-Patrick Manchette

par Alain Dugrand

C’était un temps où la littérature du « deuxième rayon » enflammait les jeunesses, cette fameuse Série Noire de feu-Marcel Duhamel, poursuivie non sans élégance par Robert Soulat. Ce genre, opportunément, devait devenir un havre pour Jean-Patrick Manchette, « ancien étudiant sans diplôme ». Écrire pour la Série Noire, confie-t-il dans sa correspondance, était un projet conscient, organisé, « à but principalement commercial, en vue de parvenir enfin à écrire vraiment pour le cinéma ». Il publie alors (1971) L’Affaire N’Gustro, dont l’argument se réfère à l’enlèvement et au meurtre d’Ahmed Ben Barka, leader tiers-mondiste de la gauche marocaine, assassiné par les barbouzes français comme ceux-ci, à Genève auparavant, avaient empoisonné (1960) le leader révolutionnaire camerounais Félix Moumié.

Lecteur du marxiste Georg Lukacs, théoricien du « réalisme critique » (Histoire et conscience de classe), Jean-Patrick Manchette cite dans son outillage le prestigieux Hongrois dès l’ouverture de sa correspondance. Ainsi, Manchette évoque sa propre fonction de scénariste en herbe dont il décrit la nature. On peut en parler comme « l’oncle Lukacs » évoquait, écrit-il, ‘’l’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste’’.

Le romancier « noir » des années 70 ne manquait pas de moquer la prétendue « subversion du texte, une expression pédantesque » en cours entre l’alignement des ruches à miel du Luxembourg et le drugstore Saint-Germain. « Dans les deux dernières décennies, poursuit Manchette, cette pédantesque expression a été mise en avant par le racket structuraliste afin de faire croire qu’il pouvait y avoir quelque chose de subversif dans des textes qui ne le sont pas, de Barthes à Sollers et autres putes. » C’était un temps, encore, où les tendrons publiaient le trois cent trente-quatrième rabâchage sorbonnard sur la psyché de Frantz Kafka… La psychanalyse, partout, était pont-aux-ânes.

Inventeur du « ticket-restaurant », un certain Jacques Borel, industriel, inaugurait un self-service de restauration vite faite sur l’autoroute Sud à hauteur d’Auxerre. Le climat ambiant de « modernisation » ravissait la middle-class émergeante qui avait passé son bachot en 1965. Philosophie du temps : le hamburger nécessite un usage du steak haché plutôt que du bifteck (six à sept fois plus cher donc moins rentable en termes d’optimisation des coûts). Au moment même, un autre Jacques Borel, écrivain çui-là, s’essayait à des fantaisies godardiennes, genre : « La mémoire m’est longtemps apparue comme la dépositaire de l’être même. » Ce « nouveau romancier » de Minuit travaillait ses pages au crochet et jurait par tous les diables être inspiré par Saint-Jean-de-la-Croix et Sainte-Thérèse d’Avila… Fermez le ban ! Le surgelé débordait du réfrigérateur.

Bienvenues, ces Lettres du mauvais temps dessinent le portrait aimable, moral, radical, d’un écrivain aux principes exigeants. Manchette, ce marxien, avait longtemps pris ses repas hebdomadaires de nouilles cuites au bouillon Kub, il s’employait à diverses corvées alimentaires, rewriting, confectionneur à façon, raccommodeur de romans foirés, ravaudages de récits et biographies déstructurés, scénariste de cul des films de Max Pecas notamment, mais deviendra, bientôt, le superbe scénariste BD de Jacques Tardi. Pour s’approvisionner auprès du primeur en Bintjes cuisinées à l’eau en robe des champs, Manchette confie donc des romans à la Série Noire Gallimard, en songeant avant tout a des adaptations cinématographiques possibles…

À l’écart de la scène branchouille, en catimini, il allait construire l’architecture d’un regard autre en matière de « sous-littérature », ton bref, critique, nu à l’os, un style qui devait incendier des générations de lecteurs d’après-guerre ivres d’une cinématographie tombée en déshérence dans notre présente époque de plateformes. Romancier, Manchette travaille et pense, joue d’une subjectivité glacée, inédite, dans dix romans noirs de la décennie 1970-1980. Il bâtit un style qui brise avec les prédécesseurs argotiques, doulos et mercantis de Pantruche. Au contraire, il saisit et compose un ton « nouvelle société », révolution petite-bourgeoise émergeante, canapé croûte de cuir, téléviseur couleurs, fermette normande de week-end pour couples de jeunes cadres. Époque incarnée par France-Observateur, son prêchi-prêcha pré-digéré à destination des générations compétitives. En rupture, Manchette exprime sa manière dans une lettre à l’illustre critique Claude Mesplède (1987) : « En résumé, le fond de ma pensée est que l’extinction des possibilités formelles dans le roman, extinction qui est bien réelle, n’a empêché ni Hammett, ni Orwell, ni Dick d’écrire des romans de grande valeur (et d’écriture de grande valeur subversive), quoique la ‘’mort de l’art’’, bien réelle elle aussi, ait non seulement fermé la possibilité d’innovations formelles, mais fournit aussi la possibilité d’écrire pour quiconque se réfugie dans l’écriture d’une manière sous-flaubertienne et refuse de participer au cours du monde (au sens hégélien de l’expression), c’est-à-dire à la guerre sociale qui est visiblement ouverte sur toute la planète depuis vingt ans et plus. Hug ! »

La première fois, nous nous étions rencontrés au débouché de la station Saint-André des Arts. Manchette, à la sortie du métro, fume-cigarette pourvu toujours d’une Gitane sans filtre, aimait donner ses rendez-vous à la brasserie de La Boule d’Or, au pied du Boul’Mich. Tout près, au terme d’un long corridor obscur, quelques marches plongent sur la rue de l’Hirondelle. Bien avant ces années soixante-dix, ce grand bistro était le rade d’habitude des blanquistes… Baudelaire, à deux pas, poursuivait sa mélancolie nocturne dans l’étroite ruelle Irondelle, avant qu’Haussmann, le baron, la tranche par le milieu pour construire sa fontaine Marvel, pardon… son archange Saint-Michel, dragon verdâtre crachotant de l’eau claire plutôt que du feu.

Après une deuxième commande de demis, Manchette se présente un peu. Il a fréquenté les cercles de Claude Lefort et Castoriadis, le groupe SoB (Socialisme ou Barbarie), la revue Spartacus de Lefeuvre. Marxien libertaire, pointu, il pense que « le libre développement de chacun est le garant du libre développement pour tous ». Je devisais avec un type élégant, chaleureux, prolixe et bienveillant, alors que, sans qu’il le voulût, l’œuvre de ce Manchette commençait à rafraîchir la Série Noire, loin du soleil, dans un burlingue au tournant d’un escalier du sous-sol Gallimard. Je me souviens de nos passions respectives tandis que nous causions de la novellisation de Honeymoon Killers sous le titre Mariage rouge(1971). L’unique film de Leonard Kastle, quasiment invisible à la télé comme sur les grands écrans de nos jours, était considéré par François Truffaut comme son film américain préféré. En noir et blanc, nous avions vu cette toile, ce quasi-documentaire, au « Champo », rue Champollion. Honeymoon agissait comme un mot de passe chez les aficionados, d’autant que Scorsese, convoqué comme premier réalisateur, avait été débarqué du plateau par ses producteurs impécunieux. A La Boule d’Or, en terrasse, le garçon de café cinéphile, tablier blanc, futal noir, s’insinua dans notre conversation, il se vit gentiment chambrer tandis qu’il vantait un cinéaste suisse et maoïste. Manchette : « Que monsieur me pardonne, mais comment pouvez-vous supporter un film de Godard quand vous avez Ultime Razziade Kubrick ? »

Éclusant nos mousses, je l’entends évoquer les écrivains dont il apprécie la forme, épurée, le ton singulier, souvent baroque, ainsi l’un de ses frères de plume, l’impeccable Pierre Siniac. Dans leur correspondance (1977), voilà ce que Manchette dévoile à l’auteur de la trilogie Luj Inferman’ et La Cloducque : « Dans le moment où je t’écris, j’ai sur mon tourne-disque un disque des chansons de la brigade Lincoln, et j’ai les tripes un peu secouées, parce que c’est fort émouvant, et ces mecs en même temps croient qu’ils vont mourir pour la liberté, et ils meurent seulement pour les intérêts de la Russie de Staline. Je crois que l’ILLUSION est le bidule le plus épouvantable de l’histoire, celui pour lequel les mecs crèvent de toute la force de leur héroïque générosité. » Manchette avait déjà remarqué le style Hervé Prudon, son roman Mardi gris(1978), dont il loue « la furia et la maestria ». Il me confie le plaisir de fréquenter le réalisateur, scénariste adaptateur de Raymond Queneau, Jean Vautrin et son Billy-ze-Kick, puis Le Désert de l’iguane de l’aventurier Alain Dubrieu, où l’affection, les égards de celui-ci débordent pour Saint-John Perse…

Manchette, quant à lui, renouait avec le style behavioriste, celui de Dada, Dos Passos, Orwell, celui des Américains de la décennie 1920-1930. Menant la chicaya aux prédécesseurs, ces auteurs reformulaient la tradition du réalisme flaubertien pour dessouder fausse conscience et désillusion dans leur temps. Ils adoptaient ce point de vue hard-boiled, si cher à Manchette, c’est-à-dire le réel concret d’une société concrète, cruelle, amère et injuste au XXe siècle.

La manière de Jean-Patrick Manchette, ses goûts, sa machine à écrire, son atelier rêvé, tout est dans cette correspondance inestimable, tout comme les sunlights qu’il braque sur les romanciers de sa fréquentation : Chester Himes, Chandler, Goodis, Jim Thompson, Robert Penn Warren, Ross Thomas, et enfin  Donald Westlake, l’indépassable.

Pour Manchette qui devait quitter nos parages, son XIIe arrondissement, à l’âge de 52 ans, je conserve l’émotion d’un écrivain convaincu de la clarté de ses convictions de jeunesse, une passion littéraire qu’il confie dans un courrier adressé à Almut Lindner-Popp à propos de son roman Le Tireur couché : « Le Tireura été conçu comme un retour aux sources du roman américain hard-boiled, y compris dans son usage d’une écriture très sèche, aussi simple que possible, d’ailleurs délibérément régressive par rapport aux recherches de la littérature artistique de la fin du XIXe siècle. Les gens de la revue Black Mask cherchaient spontanément la simplicité d’expression, et les plus cultivés d’entre eux se référaient (comme le plus prétentieux, Hemingway) à Flaubert et, chez celui-ci, à l’aspect le plus neutre de son écriture, par opposition au raffinement des post-flaubertiens (J. K. Huysmans et autres). Mon passage favori chez Dashiell Hammett est de même : ‘’Je poussai la porte et entrai. Le bruit d’eau venait de l’évier. Je regardai dans l’évier.’’Ce genre d’écriture atone fera d’ailleurs retour en France, comme on sait, à travers Albert Camus, liseur de hard-boiled et qui ne s’est pas caché de s’en être nourri pour former le ton de L’Étranger, très influencé par Horace McCoy et aussi par certains James Cain (Double indemnity). Il est d’ailleurs advenu un curieux phénomène qui touche aux divins mystères de la traduction : L’Étranger est entièrement au passé composé, or le passé composé est inutilisable (et inutilisé) comme temps de narration en anglais ; mais les traducteurs français de Cain et McCoy y ont recours plusieurs fois pour accentuer l’effet d’aliénation anti-épique ; ne devrait-on pas, du coup, affirmer qu’Albert Camus a été influencé par le hard-boiled, certes, mais aussi, et sur un point essentiel de L’Étranger, par les traducteurs français de Cain et McCoy ? »

C’est un bonheur de lire les courriers d’un écrivain déployant sa méthode, ses savoirs, une morale, une présence au monde et ce passage si bref sur nos terres. Dissident radical, artiste d’une « littérature irrespectable », il ne sera jamais de ceux qui font du neuf avec du vieux. Ses livres demeurent, et sur le tourne-disque, tôt dans la matinée lumineuse, Charlie Parker, Chet Baker et Stan Getz, ce jazz west-coast que Manchette appréciait jusqu’à l’ivresse n’a pas fini de nous rappeler Jean-Patrick.

Alain Dugrand

 

Jean-Patrick Manchette, Lettres du mauvais temps, correspondance 1977-1995, Editions La Table Ronde.

 

 

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