Le Passe Muraille

A l’extrême bord

Texte inédit de Kenneth White

Europa…

Se situer à l’extrême bord de l’événement européen. Cher- cher autre chose que des histoires. Chercher quoi ? Une lumière, même incertaine. Ne rien cher- cher, se laisser aller.

Sismographie, analyse spectrale, reportage métaphysique… Je quitte ma chambre Place de la Bastille, prends le métro direction Gare du Nord et monte dans le Trans-Europ Express.

Matinée grise, soleil blanc.

Seul dans le compartiment, je suis bientôt rejoint par un homme d’affaires français qui lit, l’œil froncé, Le Monde, ensuite, d’une manière plus détendue, Historia, et par une famille américaine: grand-père, grand-mère, fille et petite-fille. Elle est bien jolie, la petite-fille: elle s’appelle Laurie. Sa mère, c’est Dawn. Elles viennent d’ Omaha, Nebraska. Leurs bagages bleu pâle portent des étiquettes rose.

Et c’ est le chemin du Nord: Compiègne, Thourotte, Noyon («Zone industrielle disponible»), Abbecourt… La France des péniches. Et des corbeaux: des cor- beaux d’octobre. Puis quelques pommiers, et on entre dans les brumes.

Je pense au «paysage négatif» dont parle Schlegel: «La nature la plus uniforme et la plus plate éduque le mieux à la peinture des paysages. Qu’on pense à la richesse en ce domaine de l’ art hollandais. La pauvreté rend ménager: il se forme un sens frugal, que rejoint le moindre souffle de vie supérieure dans la nature».

Vie supérieure…

«Est le marijuana un problème avec les teenagers dans la France ?» C’ est la grand-mère du Nebraska qui parle. L’ homme d’affaire dit que oui, effective-ment, c’est un problème, mais le gouvernement a pris des mesures.

Chauny… Tergnier… Monnessis… Montecourt… Essigny- le-Grand… St.-Quentin…

– Hey, we’re in San Quentin ! – We are ? How about that ?

Le grand-papa sait tout. Il connaît les horaires, les monnaies et les taux de change sur le bout des doigts. Quand sa fille, la pauvre Dawn, cherche dans son sac un mouchoir et ne le trouve pas, il déclare : «Il faut savoir s’organiser». Très organisé, lui. Il va finir par la rendre complète- ment folle, sa fille.

«La conscience humaine a le droit de se poser bien des questions, et je m’en suis posé beau- coup à travers toute la terre, jusqu’à cette interrogation extrême où il n’y a plus ni conscience, ni question…»

Ça, c’est Artaud le Momo qui parle.

Toutes les voix de l’Europe errante. Polyphonie poétique.

ROTTERDAM CS.
Brumes, eaux, goélands.
Je demande au taxi, un jeune gars laconique aux longs che- veux blondasse, de m’emmener à un hôtel. Il le fait au rythme de Supertramp. Je prends la clé, monte dans ma chambre. Là- dehors, Rotterdam: froide, grise, vide.

Incroyablement vide. D’abord c’ est lundi, jour de fermeture. Mais ça n’ explique pas tout. Il flotte un vide qui n’est pas seule- ment celui du lundi. J’ essaie de le saisir, il me fuit. Une odeur de mer et d’automne.

Je reste un moment à regarder les mouettes tournoyer autour des banques

AMSTERDAM-ROTTERDAM BANK

NEDERLANDS CREDIETBANK

WELVAERT FINANCIERINGEN

BANCO DO BRASIL…

puis me dirige vers les quartiers extérieurs, à travers Oude Westen. A la tombée de la nuit, je suis assis sur des marches au bord du fleuve à écouter l’eau clapoter contre la pierre et les cargos mugir dans la brume.

Et je regagne ma chambre d’hôtel, où je trouve dans le tiroir de la table un Nouveau Testament. Je lis la première page de l’Apocalypse: Johannes aan de zeven gemeenten in Asia…

Bruit de cloche du tramway. Ding-a-ding, ding-a-ding.
Un autre jour. Toujours la même sensation de vide. La même brume blanche. Au déjeuner, j’écoute, l’ oreille musicale et le cerveau cosmopolitique, les con- versations des hommes d’affaires:

– Your general business is it export ?

– Yes export.
– All over the world ?
– All over the world.

Quand je sors, l’horloge du Shell Building, un gratte-ciel blanc sur le ciel gris, marque, en chiffres lumineux, 1-01.

Je passe l’après-midi dans un café de la Wille de Withstraat.

Rien.
Nichts.
Nada de nada de nada.
Le soir venu, je prends un taxi pour la Katendrecht. C’est un long chemin. Il faut traverser la Willemsburg vers l’ Afrikaander Burt. La radio du taxi joue du Cockney Rock.

Dix heures, une soirée brumeuse et froide, dans la Katendrecht. Quelques bars: Black Sea Bar, Yellow Sea Bar, Red Sea Bar, puis un Sex Boetik: High Pornographie. Des revues: Peaches, Bounce, Hot Ass Nurses, Juicy Cunts. Des poupées. Rubber Lady – met anus, vagina + haar. Un masque avec une bouche ouverte, qui «vibre et pompe». Aphrodisiacum dragees. Anus vibrator. Longtime orgasmus stopper. Tout un fond de culture…. Et n’oublions pas les tatoueurs: Tattoo Willy, établi depuis 1938, qui travaille en douze couleurs, un vrai artiste: niet onder 16 jaar, et niet op de hande – ensuite Tatoo Jack, Tattoo Cannon et Tattoo Bob dont les spécialités sont: «le crâne et le ser- pent» et «le tombeau du marin».

Archétype, tu nous tiens. Brooklinjbar.
J’y entre.
En souvenir de Hart Crane et de Henry Miller.
Je bois un whisky.
Deux whiskies.
Oui, il y a une fille dans la salle. Elle vient d’entrer, et elle est en train de papoter avec le barman:
– J’ai une envie de pipi, tu peux pas savoir.
Elle s’en va pisser.
De retour au comptoir, elle parle de son dernier client, un Chinois:

– Je lui ai dit de se laver. Il a refusé. Je ne voulais pas le rembourser.

– Tu l’as foutu à la porte ?

– Tu parles. Un Chinetoque, je te dis. Il avait fait du karaté et tout. Je l’ai fait avec une capote.

Je m’approche d’elle, et je lui offre à boire.

– Une bière, dit-elle.
– Laquelle ?
– Mort subite.

En entendant ces mots, je sais que c’est une adepte de la poésie tibétaine, alors je l’invite à danser.

L’horloge marque 11-11. L’heure du décollage approche.

K.W.

(Rotterdam 1980 – Trébeurden 1992)

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