Le Passe Muraille

À la conquête du Mont Analogue

À propos du roman inachevé de René Daumal,

par Jean-Michel Junod

Très haut et  loin dans le ciel, par-dessus et par delà les cercles successifs des pics de plus en plus élevés, des neiges de plus en plus blanches, dans un éblouissement que l’ œil ne peut supporter , se dresse l’ extrême pointe du Mont Analogue. Là, au sommet plus aigu que la plus fine aiguille, seul se tient celui qui remplit tous les espaces.

Ce tableau vertigineux ne se trouve pas dans le roman inachevé de René Daumal, Le Mont Analogue, mais dans l’un des textes qui en constituent la préparation. Le livre lui-même est fort mince, environ 150 pages. Pour le lecteur non averti, ou insensible au symbolisme, ce serait un simple roman de science-fiction, plutôt mal ficelé. Mais on se laisse séduire: Le Mont Analogue est une allégorie, celle de l’ impossibilité des connaissances supérieures, celle de l’inaccessibilité du Paradis, celle des limites de l’Homme.

Dans une ébauche du livre, Daumal précise son objectif:

«Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, il faut que son sommet soit inaccessible mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible.»

Un groupe se forme autour du Père Sogol, qui se dit professeur d’alpinisme exerçant à Paris (!). De savant calculs, basés sur une idée fixe, (ou bien est-ce l’inverse ?) amènent à la conclusion que le Mont Analogue doit se trouver aux antipodes, sur une grande île inconnue, dissimulée aux regards par une «courbure locale de l’espace».

Arrivé dans ces parages mystérieux, le yacht l’Impossible est entraîné dans un gigantesque maelström qui le fait descendre jusqu’au littoral de l’île, un pays où tout est insolite, même la botanique et la zoologie. Seule la base du Mont Analogue reste visible. Plus haut, ce sont les nuages, les rêves et les légendes.

L’ascension pourrait durer plusieurs années, à cause de l’acclimatation aux altitudes élevées. Mais à peine a-t-elle commencée que le lecteur reste sur sa faim: René Daumal n’ a pas pu terminer ce roman. Il est mort René Daumal à Paris, le 21 mai 1944, à l’âge de 36 ans, victime d’une tuberculose pulmonaire trop longtemps méconnue.

Dans un résumé de sa vie, Daumal se livre à une véritable anamnèse et nous fait découvrir, dès l’enfance, une impressionnante succession de maladies. Avec cela, une évidente instabilité psychique le conduit au doute universel, à une perpétuelle remise en question et à des expériences néfastes pour l’ équilibre mental: alcool, tabagisme, noctambulisme, haschich. Dès l’âge de 17 ans, il se livre à des expériences mystiques ou pseudo-mystiques. C’ est ainsi qu’ on le voit participer à des séances d’hypnose, de vision paroptique, et devenir adepte de chamanisme, d’alchimie et de pataphysique. La mystique hindoue le passionne et il étudie le sanskrit.

Un jugement prématuré ferait de René Daumal un jeune homme instable, influençable et, pour tout dire, faible. Mais à la réflexion, on arrive à des conclusions différentes. Dès son enfance, il montre une soif de connaissances et un goût pour «l’ exploration des limites» qui témoignent au contraire d’une âme courageuse: à 16 ans, il essaye de s’asphyxier avec du trétrachlorure, non pas pour se suicider mais pour étudier comment disparaît sa conscience et quel pouvoir il a sur elle.

Sa force de caractère n’est pourtant pas sans failles. Il va connaître des gens redoutables qui l’ entraîneront dans un périlleux sillage.

Au début de 1930, il rencontre un Russe, Alexandre de Salzmann, lui-même adepte de Georges Ivanovitch Gurdjieff, une espèce de gourou caucasien très à la mode, très impressionnant et probablement assez malfaisant. Les opinions sur ce mage vont de l’ enthousiasme naïf au mépris le plus haineux: «Cette vieille fripouille de Gurdjieff, écrit Marc-Edouard Nabe, ce capricorne au charisme d’épouvante.» «Gurdjieff, le Raspoutine de René Daumal», selon Hubert Haddad…

Son enseignement ésotérique, retransmis par le couple Salzmann, s’accompagnait d’une sorte de gymnastique sacrée: mouvements, postures, exercices respiratoires et danses derviches, dans les salles humides d’un ancien prieuré.

L ’ influence d’ A lexandre de Salzmann sur René Daumal a été déterminante. Le Mont Analogue représente une sublimation de cet enseignement. Le Père Sogol, (anagramme de Logos), est Salzmann, le véritable inspirateur de ce récit initiatique.

Mais, dans Le Mont Analogue, on trouve un autre mobile que celui d’ illustrer la doctrine salzmanienne. C’ est, chez René Daumal, un authentique attrait pour la montagne, une aspiration alpiniste mal assouvie, à cause de sa santé. Alors il doit se contenter d’ escalades mineures à faible altitude, dans le Dauphiné. Mais il prend un plaisir évident à étaler ses connaissances techniques de l’escalade. Sous cet aspect, le Mont Analogue représente aussi la sublimation d’ un désir sportif et magique irréalisable. Cette nostalgie n’a jamais été avouée mais on la devine dans les écrits de Daumal.

Le Mont Analogue est l’unique roman de cet auteur qui n’a même pas pu l’achever, mais ce n’est pas sa seule œuvre littéraire.

René Daumal s’est livré très tôt aux mouvements culturels de l’époque, soit pour y adhérer, par exemple dans le groupe du «Grand Jeu», ou pour s’ opposer à leur tendance, celle des Surréalistes et d’André Breton en particulier. La Grande Beuverie est un long pamphlet, à la fois drôle et sinistre, où l’on démolit toutes les impostures, toutes les absurdités à la mode.

Comme poète, René Daumal a plutôt été un théoricien qu’ un auteur fécond. Il fait de subtiles distinctions entre la poésie noire (où l’ auteur reste ignorant de la nature véritable du germe lumineux) et la poésie blanche, noumène cosmique… Tout cela est assez compliqué, parfois obscur.

En politique, Daumal ne s’est jamais affilié à un parti. V ers 1935, il estime qu’ une révolution individuelle seule est souhaitable, et par là  se rapproche du personnalisme d’Emmanuel Mounier.

Le volumineux dossier qui vient de sortir de presse: René Daumal, aux Editions l’ Age d’ Homme, pèse 1 kg et compte 402 pages, alors que le Mont Analogue (Editions Gallimard), ne dépasse pas 200 gr. et 150 pages. Je cite ces différences pour démontrer l’énorme intérêt de cet auteur, à propos duquel ont été publiés plus de 500 textes analytiques. Le volume de l’Age d’Homme conçu et dirigé par Pascal Sigoda a été rédigé par 37 auteurs. Ils ont parfaitement réussi leur travail.

J.-M. J.

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