Le Passe Muraille

A la brièveté de nos jours

Un récit inédit de Corinne Desarzens

A la brièveté de nos jours. Et aux millions d’esprits qui frémissent autour de nous. CEES NOTEBOOM (Le Jour des morts)
( ..) des millions de connexions semblables aux noeuds du filet à papillons ••)
chaque noeud nécessaire et en même temps consolidé à chaque utilisation. PETER CAREY (Oscar et Lucinda)

À Yverdon, prononcé Yverdon avec l’accent sur la première syllabe par une allumeuse d’aéroport, une fille blonde et un type au crâne lisse sont montés dans le train. Sur le qui-vive, délicate, elle, le crâne bosselé, lui, idéal pour un modèle de papier mâché. Ils ont gardé leur profil tourné, tout au long du lac de Neuchâtel, étincelant, au gel desserré par le soleil, un double profil royal de médailles, le souverain révélant soudain une énorme cicatrice en L sur sa joue gauche, qui a dû, un moment, s’ouvrir tout grand comme un volet. Dans un miroir, elle suivrait la courbe de températures de ce dernier jour de l’année, 12 degrés positifs sur la façade atlantique, les Pyrénées, la frontière espagnole et le golfe du Lion jusqu’à Nice, 12 degrés négatifs à l’intérieur des terres, de la Lorraine à Rhône-Alpes via la Franche-Comté.

C’est le dernier jour de l’année et, sauf la découverte de la terrible cicatrice, rien ne différencie, j’ai beau guetter les signes, ce 31 décembre des autres jours. Des avalanches, des inondations dans la Meuse, une camionnette à contresens sur l’autoroute pendant dix kilomètres, cinquante voitures incendiées à Vitry-sur-Marne, quarante-quatre à Strasbourg, et le plus jeune délinquant n’a que quatorze ans. Rien ? Des bulletins de versement pour des oeuvres caritatives où les pauvres des pays riches paient pour les riches des pays pauvres. Des semences OGM pour l’Inde qui n’en a pas besoin. Trente mille euros cambriolés à Mougins, de faux réveillons promis au château de Rueil-Malmaison sur un simple appel à l’un ou l’autre de deux numéros bidons sur un portable.

Je déteste les réveillons. L’obligation de s’amuser à date fixe plutôt que le 15 décembre ou le 2 avril.

Peut-on s’intéresser à tout, partout, toujours, tout le temps ? Ajouter au nombre de voitures incendiées les dossiers oubliés de la Macédoine, du Timor, les 70 morts tout frais en Tchétchénie, à la faveur des projecteurs tournés ailleurs, parfaits pour zigouiller impunément ? Revoir en boucle, dans ses propres rêves, ces gros crabes d’Afrique qui encerclent la jeune sterne à l’aile cassée, figée d’effroi, condamnée, penser en même temps aux quarante degrés de l’été prochain et à la fin de l’activité géologique de la Terre, dans quelques milliards d’années ? Personne avant nous n’a été obligé de savoir, de voir, d’entendre, sans les vivre, autant de choses en un seul jour.

A Olten, un jeune faune et une madone sicilienne se sont assis prudemment en face de moi. Une reine aztèque, qu’elle pourrait être aussi, tout en à-plats racés, mais timide, malgré les jeans moulants, la fourrure de singe qui déborde du blouson, le sac à la fermeture éclair cruelle, émue par les dix-sept ans du petit frère assis à côté d’elle, qui vient de passer au tarif adulte et qui se sent tout drôle. La madone passe des recommandations de la mamma en italien aux conseils pour aborder la jungle zurichoise en suisse allemand, où les consonnes pour dire fermeture, contrôle, vérifier, enfoncent leurs petites dents aiguës dans les tympans.

Des babouchkas ont enroulé de larges écharpes puis passé des manteaux de laine pour affronter la tempête de neige à Sargans. J’ai entendu zavtra, demain, et longtemps cherché à me rap-peler le mot pour dire aujourd’hui. Cevodnia, bien sûr. A Landquart, trois grâces-garces germaniques ont lissé leurs trésors : sac de cuir beige extra-plat avec portable pour SMS et palmtops pour réserver soi-même des single rooms. Le monde entier dans un étui de lentilles de contact. Les écrans fourmillent de mots destinés à être évacués le plus vite possible. Chignon serré, longue queue de cheval, frange plaquée, tornade platine haut pincée. Elles parlent de leur père comme si elles portaient à leurs lèvres un verre précieux. L’ennui, parait-il, est la sensation physique du chaos. Faux, rétorqueraient les pères des gamines : justement de cet amas de choix que peut naître la possibilité d’agir autrement. Leurs boots ne connaissent encore que la moquette du magasin, mais leurs doigts excellent à suivre les pointillés de n’importe quel carnet de chèques. A leurs rires de kiwis se mêle l’acidité du citron vert quand elles parlent des amis de leur grand frère, du Thomas qu’a déjà dégotté une autre fille platine. Plein à craquer, et je pense au quarante tonnes qui s’est invité ce matin dans un salon lorrain, le bus postal ondule jusqu’au centre de Scuol. Moins dix degrés. Moins d’une heure avant la nuit. Bela saira. Bela saira. Pas buna saira. Après quelques pas sur le sentier, si souvent parcouru en été, on ne sent plus la griffure des fines aiguilles du froid. Ce poivre qui se mange avec les yeux. Des nuages de plumes et des houppettes de poils bruns s’éloignent vers le couchant. Les sommets restituent leur phosphorescence. Des desserts à facettes miroitent dans des écrins. Plus de criquets dans les herbes délavées. Voici les aiguilles groupées par trois des berbéris. Les aiguilles de mélèze à l’aspect de sciure. Presque pas de neige dans les champs. Seul un ruban de neige crissante, tassée, congèle le chemin, croûte de larmes au bruit de sagex. Juste après un virage qui découvre Sent, je perds l’équilibre sur une plaque traître. Intactes, les lunettes tombées, alors que le sac de cuir, choisi à Florence un matin de mai 1970, glisse jusqu’au bord extrême du talus. Tu as un ange gardien. Je me souviens des mots drôles de mon oncle la veille de Noël. S’il faut périr, pérons! S’il faut aviser, tamisons ! Pas besoin d’ouvrir le tiroir, donc, pour reconnaître votre maman, mes petits. C’est bien elle? Et sa montre, oui? Bleu soie, le ciel rappelle le livre sur le Turkestan et le Sinkiang, la dix-neuvième province chinoise, qui veut dire les Nouveaux territoires. Arriver si près du but et puis. Vers 1720, la petite-fille d’un hodja musulman quitte Kashgar en chaise à porteurs pour rejoindre l’empereur de Chine Ch’ien Lung. Un voya-ge de trois ans et demi pour ne survivre qu’un an à Pékin, poussée au suicide par l’impératrice douairière. Certains oiseaux migrateurs, les sternes, couvrent vingt mille kilomètres pour se faire bête-ment canarder par un chasseur à l’arrivée. La nuit ne tombe pas encore. C’est bien. Du sac rien ne s’est renversé. Une frise de moutons blancs, gris et noirs, se profile à la bergerie de Chauenas. S’accrocher à une barrière de bois, poteau à poteau, permet de déjouer une autre couche, très épaisse, de glace. Les moutons suivent la progression. Ici, le moindre mouvement prend une importance considérable. Voir une femme kazakh solitaire, à dos de cheval, est un spectacle émouvant. Les lumières s’allument derrière le cristal des fenêtres et versent de l’or dans les combles aménagés. Les vérandas s’avancent dans le picotis des lampes halogènes et les étoiles filantes bénissent l’entrée, effaçant les façades plongées dans le noir et la ruine de la tour de Peider Lansel. Avant le décompte, chaque maison retient son souffle.


Au retour, dans le train, vingt-quatre heures plus tard, trois skieurs silencieux portent des combinaisons aux couleurs de papillons du Brésil, bleu morpho, violet velouté, blanc opalescent. Ils s’en extraient, s’y emboîtent, mordent dans un sandwich liturgique sans laisser aucune miette, dans le chuintement des matières de haute technologie testées au Pamir. A Klosters montent Mami, en long manteau de marmotte sur pantalons écossais et bijoux Chanel en sautoir – trop vieille pour être la mère, trop jeune pour la grand-mère, donc vraisemblable-ment la gouvernante, ce qui expliquerait le choix de la deuxième classe – et Alejandra, sept ans. Sous son manteau bleu pâle, un extraordinaire bleu pervenche de sous-bois anglais en avril, elle porte une veste autrichienne bicolore noir et blanc à boutons dorés. Et deux couettes châtain. Je la vois sur un lit rond en satin. Elle a vingt-trois ans. Mami produit aussitôt un flacon de jus de fruits exotiques, complètement gelé, qu’elle remarque en éclatant de rire. Puis elle compose lentement de très longs numéros sur son portable raccordé à des génies domestiques aux propos banals mais pleins de secrets qu’elle tutoie tout en les vénérant. — Combien de trains ?
— Deux. Encore six stations.
— Stations ? C’est quoi des stations?
— Des gares. — On est à Zurich? Elles partent pour le Chili. Mami feuillette un dossier. Son ordre de marche. — Non. On vient de quitter Klosters. Mirami, Ale-jandra. Cambiamos tren. Après Schiers, Griisch et Malans. Mudamos, tu com-prends ? Vamos a tomar un avion. Toi et moi on prendra un avion, on ira de l’autre côté de la terre.
— Je m’ennuie, je m’ennuie.
— Ratoncito Perez, ven aqui, ven aqui! Caliente agora, mira. Avant de changer de train, Mami compose un dernier numéro, un court, à Klosters. — Andrea, écoute, je t’aime, je t’aime. Oui, la pro-chaine fois, ce sera avec toi. Et tu mettras ta robe de princes-se, oui, promis, ou de mariée, comme tu veux. Tu voudrais parler à Alejandra ? Non ? Dans le flux des hordes de skieurs, Alejandra et Mami, imperturbables, foncent vers le quai 4 d’où part un miraculeux train direct pour Zurich, inconnu du grand horaire jaune officiel mais sûrement indiqué dans l’ordre de marche, qui fait gagner trois quarts d’heure. Il glisse, silencieux, et les voyageurs, pourtant nombreux, ont beaucoup de place. Un notebook absorbe le visage à la fois poupin et passionné de mon vis-à-vis, qui croise résolument les chevilles sur la banquette. Son pull marine, l’épaisseur de ses semelles légères, ses gants aux nervures surpiquées style pattes de chat, ses chaussettes moelleuses de laine chinée, chaque matière doit avoir demandé un long examen avant d’être élue parmi ses possessions. Par moment, il feuillette un livre avec respect. Je refuse de mettre mes lunettes pour lire le titre. Une silhouette en robe à tournure verte, on dirait, et déjà ce vertige menace de propulser vers un autre uni-vers encore. D’un autre compartiment surgit une grande dame osseuse mais pas maigre, qui l’enjambe en s’excusant et arrondit ses mains pour s’approcher tout près de la vitre et s’en faire un masque de plongée. — So toll, das ist aber so toll. Une lune très pâle se baigne dans l’encre du lac de Zurich. C’est effrayant et tranquille, salé et glacé. Trois minutes pile, à Zurich, pour filer jusqu’au quai 15 et monter jusqu’à l’étage supérieur de l’inter-régions qui sent très fort le pétard. — Cent balles pour une piaule, mais c’était fun.
— Qu’une envie. De prendre une douche. Cet acide qui t’entre dans le corps.
— Une goutte. Examinée par ce biologiste, comment il s’appelle, ce mec?
— Et Einstein…
— Qu’est-ce qu’il dit, Einstein?
— Sur le temps. Que le temps est relatif. Quelque chose comme ça.
— Ah oui. Sûr qu’il est relatif quand tu te cramponnes au mur. Par la route de la soie arrivèrent corail, ivoire, alfa, raisins, sésame, noix, grenades, concombres, carottes, éléphants, lions, paons, chameaux, nains, acrobates. Et peste noire. — T’hallucines.
— Et ce Christophe qui voulait prolonger l’effet.
— Oublie.
— Mais fort en informatique.
— Fort? Qui ça?
— Pas celui qui connaît tout, celui qui s’adapte.
— Quand même, ç’avait beau s’appeler Evolution, moi je dirais plutôt Régression.
— A un moment, tu vois plus rien, putain, tu sais pas où tu te trouves, oub j’aimais pas ça, et puis enfin, une loupiote ou deux, et le DJ.
— L’autre te dit, combien ? Celui d’à côté dit, huit. Et toi, tu dis, huit quoi? Je sais pas. Huit. HUIT. Leur rire grince comme un bouchon sur une vitre.
— Heureusement qu’tu m’as réveillé. Merci, mec. A part ça, ma soeur morfle grave. Oh, je me souviens. Pas d’aujourd’hui qu’ça date. Elle se réfugiait déjà chez la voisine parce que je déversais la poubelle sur son lit.
— Tu faisais la loi ?
— Putain de merde, oui. Dans le tout dernier train, entre Lausanne et Marges, un gars latino raconte à une fille son trip avec Dieu. Là, j’ai envie de dire, stop, assez. Et pourtant, il aime danser, sûr, rien contre les discos, non rien. Dieu l’interpelle, y a pas à tortiller, mais Lydia, tu vois, elle comprend pas, et toutes ces histoires l’embêtent. Pleines d’orgueil, ces nanas. Elles en veulent. Mais de vie spirituelle, pas question. Tu te rends compte ? Non, toi non plus, tu com-prends pas. Sur l’immense parking désert, ma petite Corsa rouge est une coccinelle oubliée. Rouge, de cochenille. Précieuse marchandise d’échange. Transie, mais pas givrée. Quand je tourne la clef, se rembobinent toutes les images et toutes les paroles dispersées sur les rails, qui m’habillent d’électricité statique comme une baguette d’ébène frottée sur une peau de chat. Que savent les naufragés des raves parties zurichoises des Ouïgours et des Kazakhs ? Se doutent-ils qu’il y a du raisin, des melons et des oasis au Sinkiang, la dix-neuvième province chinoise? Qu’une petite fille vêtue de bleu pervenche arrivera au Chili quand ils s’endormiront ? Que ce monde puisse exister en même temps que l’autre monde ? Le leur, le sien, et tous les autres nœuds ? Le ticket de l’horodateur dit SEMAINE 201, et moi qui croyais que l’année avait 52 semaines. Jour : LUNDI. N’importe quel lundi, gris, ordinaire, pas l’unique 31 décembre. STATIONNEMENT AUTORISÉ JUSQU’À 12:08. Bonne année, poulets, chapons et gens d’armes!
C. D.

L’air de la digression

 

 

Corinne Desarzens s’est imposée, depuis quelques années, comme l’une des prosa-trices les plus originales de la littérature romande, notamment avec ses quatre derniers livres intitulés Mon bon ami (L’Aire, 2000), Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l’herbe de cette prairie (parus simultanément à L’Aire, en 2002) ainsi que Sirènes dEngadine (Editions du Laquet, 2003), qui participent de la même démarche fuguée où le gai savoir et les saveurs de la vie se mêlent généreusement.

Jamais autant à l’aise que dans la digression lyrique dont le texte que nous publions ici en ouverture est l’éclatante illustration, Corinne Desarzens s’inscrit dans la lignée directe d’un Charles-Albert Cingria, auquel elle a d’ailleurs rendu un bel hommage dans ses étourdissantes variations sur l’herbe. Rappelons, en outre, qu’elle a également touché au roman dans Il faut se méfier des paysages (L’Aire, 1989) , Bleu diamant (1998) et dans la chronique «paysanne» à coloration autobiographique d’Aubeterre (deux volumes à L’Aire, 1994 et 1999).

Enfin, à côté de divers autres récits et essais également appréciables, tel son Carnet madécasse (L’Aire, 1991), relevons aussi ses qualités de lectrice impatiente de partager ses découvertes, ainsi qu’elle s’y employa diverses fois en nos colonnes.

JLK

(Le Passe-Muraille, No 60, )

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