Le Passe Muraille

Un Cœur las

 

Récit inédit de Fabrice Pataut

 

1

J’avais suivi l’homme au chapeau rond jusqu’au milieu de la rue Watt, le jour des livreurs de framboises. Son imperméable gris perle lui donnait l’allure d’un fantôme sur roulettes. Surtout, quand j’y pense, parce qu’il marchait très vite à petits pas et allait droit devant en bougeant à peine les jambes. Pour le reste, Günther avait l’air d’un passant ordinaire. On aurait dit qu’il avait en tête quelque chose de précis à faire, une course importante, ou bien allait-il retrouver une femme. On devinait pourtant à l’inclinaison de la tête et à ses mains, enfoncées dans les poches jusque loin au-dessus des poignets, que quelque chose ne tournait pas rond dans cette affaire de commissions ou de rendez-vous. Bien qu’il ne fît que passer par là, le Günther était d’une autre trempe. Il avait un projet et même, allez ! un destin. J’en étais certain parce que, d’un point de vue général, un espoir inattendu donnait à l’humidité autour de nous une vibration particulière. Ah, mes agneaux ! Il était grand temps. Nous étions fin septembre mil-neuf-cent-soixante-quinze.

Que dirais-je d’autre sinon qu’il y avait belle lurette qu’un aussi bon augure ne s’était présenté ? La mine préoccupée de l’homme chapeauté convenait à la situation. La nature de ses soucis importait peu. Le tout était qu’il en eût et qu’ils pussent conduire à un épilogue trop longtemps différé. Et comment un homme qui prend le temps de ramasser un bout de papier froissé tombé de sa poche pourrait-il n’en avoir aucun ? Je voulais une conclusion comme qui dirait fédérative. Il fallait que la désillusion à l’origine de sa déchéance soit de taille et que chacun, d’une manière ou d’une autre, y participe : homme, femme, tortue. Il déplia le chiffon avec difficulté et le lu au moins deux fois de suite au risque de rater son train, assis par terre à côté d’une barquette de framboises écrasée sous le pont des voies ferrées de la gare d’Austerlitz.

Ses tracas pouvaient être financiers ou amoureux. Pourquoi pas les deux à la fois ? Je me dis alors, en prenant le temps de défaire mon lacet, que si une femme était à l’origine de sa faillite, l’homme au chapeau rond avait peut-être prévu de se jeter sous le Paris-Nantes de dix-neuf heures quinze. Je dus faire et défaire ce lacet au moins deux fois le temps qu’il défroisse la feuille, la dévisage comme un monstre vivant la rage au cœur et la fourre dûment pliée en quatre dans la poche de son imperméable pour la postérité.

Il était un peu voûté malgré son âge. Je n’aurais pas facilement parié pour le prénom « Günther ». Au moment de la lecture, j’aurais cru volontiers avoir suivi un Paul ou un Jean-Jacques. Je lui cherchais dès le début un prénom français peu risqué. Quelle erreur… Toujours à prévoir l’échec, à devancer la déception pour mieux m’en protéger. C’était sans compter sur l’extraordinaire à venir. Le délabrement moral de mon homme avait en réalité tous les stigmates de la perfection ; aucun n’était hexagonal bien qu’une jeunesse prénommée Lucette s’avéra comme je l’avais soupçonné la cause principale de sa déconfiture.

 

Puis il leva la tête pour regarder le ciel, lequel, à ce moment précis, commençait à se couvrir. De bien petits nuages, certains filasses comme de l’étoupe, d’autres mous et duveteux, allaient rapidement de droite à gauche dans le sens inverse de l’écriture. Lorsque nous ressortimes tous les deux en plein jour après avoir passé le pont, de longues nuées pommelées d’un rose sombre au centre le couvraient entièrement. Il était six heures dix. Mon Günther était un rancunier. Je le voyais à la façon dont sa tête s’enfonçait résolument dans ses épaules. Il pressait le pas et levait ses bras tendus pour un envol quelque peu enfantin, histoire de se persuader du contraire. Son imperméable déboutonné prenait le vent de chaque côté et lui faisait des ailes, comme autrefois le mien au jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine devant la volière aux rapaces. Par imitation, je crois.

S’il avait été un français de souche, Paul ou Jean-Jacques aurait commandé un jambon-beurre-cornichon à emporter avant de monter dans le train. Günther, plus international, s’offrit un paquet de Treets. J’achetai la même chose exactement et quittai le bar-tabac après lui pour le suivre le long du quai. Maintenant que je me prenais moi aussi à enfoncer les mains dans les poches de ma gabardine et qu’un vent mauvais commençait de souffler, je réfléchis en regardant mes chaussures glisser entre les flaques que la nuit risquait d’être longue. La fatigue, la lourdeur dans les jambes, la bouche pâteuse : tout disait que je perdrais Günther s’il s’avisait de descendre au mauvais moment, à la gare du Mans ou d’Angers plutôt qu’au terminus. Aussi choisissai-je un siège en diagonale de l’autre côté du couloir central de manière à l’avoir à tout instant de trois-quarts face.

L’homme au chapeau rond sortit un livre de l’autre poche de son imperméable, plia son vêtement en trois et le déposa devant lui sur sa tablette. L’ouvrage, assez mince, était recouvert de papier kraft. La tranche et la couverture étaient abîmées de taches de gras et de transpiration. Quelqu’un — Günther lui-même ? — avait écrit le nom de l’auteur et le titre de l’œuvre sur la tranche. Pourquoi cette précaution ? Il devait avoir quelque chose à se reprocher pour les avoir inscrits en si petits caractères. Pas n’importe lesquels d’ailleurs : gothiques. Peut-être la couverture d’origine était-elle inconvenante, gâchée par une photo licencieuse ou un accroc sur toute sa longueur. Une autre possibilité encore me vint à l’esprit de manière fortuite au moment où je posai mon sachet de Treets sur la tablette : Günther avait pu écrire le nom pour identifier le livre sur le rayonnage d’une bibliothèque. Cela impliquait que d’autres livres, peut-être bien tous ceux en sa possession, étaient uniformément recouverts de papier kraft et qu’il fallait bien d’une manière ou d’une autre les distinguer. Dans ce qui se trouva plus tard être une remarquable collection d’ouvrages rares reliés, certains en veau fauve, d’autres en maroquin à grain long, l’unique livre de poche ainsi protégé était celui que Günther avait pris avec lui pour le Paris-Nantes. Il reposait maintenant, l’exceptionnel krafté, contre la masse informe de  l’imperméable qui lui faisait un pupitre de fortune.

 

Au moment du départ, Günther chaussa des lunettes. Elles lui donnaient l’air de quelque professeur de littérature, de mandarin d’université américaine genre côte Est, disons Yale, plutôt que de répétiteur provincial. D’ailleurs, la pochette en coton n’était pas accordée à sa cravate, signe de recherche vestimentaire. Il l’extirpa sans ostentation de la poche poitrine de son veston et nettoya les verres négligemment en regardant par la fenêtre avant de la remettre à sa place d’un petit geste désordonné de l’index, comme s’il s’était vaguement curé l’intérieur de l’oreille ou avait tapoté l’étoffe de son col pour faire tomber une poussière.

Une fois assuré par la voix du chef de train que notre terminus serait Nantes, l’homme au chapeau rond ouvrit le livre à la page une après avoir repoussé page de garde et page titre d’un grand mouvement sec de toute la paume lancée à plat. Il remonta ses lunettes sur le haut du nez d’un petit coup de l’index. Crayon noir en main, il allait donner à cet ouvrage toute son attention.

Je défis mes lacets, peut-être bien pour la centième fois en trois jours que je courrais les rues de Paris, et je vis en relevant la tête que Günther allait s’abîmer dans la lecture de Lob der Schildkröte. Je souris en pensant qu’un homme de cette stature, qui aurait pu une demi-heure plus tôt mettre fin à ses jours sous le Nantes-Paris avant l’arrêt final de la locomotive au bout du quai huit, allait prendre des notes dans les marges d’un livre portant un si joli titre. Peut-être allait-il même proposer des corrections et s’avérer impitoyable ; le dépit amoureux comme la ruine incitent à la plus grande fermeté.

Il pleuvait de nouveau. Les gouttes jetées en diagonale sur la vitre faisaient des pointillés, parfois des coulures d’une remarquable netteté et, lorsque le train ralentissait dans les courbes, des flaques tremblantes à peine plus grandes que des menottes d’enfant. J’observai Günther, puis de nouveau la pluie, puis les chaussures cirées de l’homme que Lucette avait remercié d’une si abominable façon, et une fois encore ces mains maladroites de petiot que je dessinai moi-même avec la buée. Günther, à peine plus de la quarantaine à juger par sa musculature, avait-il eu, petit garçon, des mains maladroites ? N’avait-il pas plutôt scié du bois avec son père pour l’exercice physique et fait ses gammes dans le salon parme, la flamme musicale au fond du cœur pour se délier les doigts avant d’entamer Schubert ?

Je pris sur moi de ne rien faire remarquer, de laisser l’homme au chapeau rond griffonner autant qu’il voudrait les marges de cet Éloge de la tortue en édition de poche et traduction allemande. Quand vous saurez, Günther, me dis-je en effaçant d’un coup sec les mimines à longues phalanges tracées à côté de moi sur la vitre, quand vous saurez, il sera trop tard. Sur quoi Günther posa l’Éloge sur ses genoux comme s’il avait lu mes pensées et extirpa le morceau de papier plié en quatre de l’autre poche de l’imperméable pour s’en servir de marque-page. Il retira son chapeau, se leva, abandonna le livre sur son siège et prit la direction de la voiture-bar.

Le papier froissé dépassait de quelques centimètres vers la page quatre ou cinq. Ça lui faisait comme une petite langue, au bouquin, parce que le bout de papier était tombé tout près de la barquette de framboises de la rue Watt, une petite langue rose impertinente avec sur la pointe des papilles saillantes sang-de-bœuf comme quand on a mangé trop pimenté.

À voir la profondeur des fissures et l’irrégularité des anfractuosités, Günther avait dû froisser avec rage le mot glissé dans sa poche. Il serait difficile d’aplanir les crevasses de la petite excroissance rose pâle pour lui donner l’aspect d’un document présentable à classer dans un trieur à soufflets. Elle était étrangement droite et immobile, fière d’être à ce point fendillée. C’était le livre tout entier qui glissait maintenant d’une manière indécise avec les mouvements du train, tantôt du côté de la fenêtre, tantôt du côté de l’accoudoir, en équilibre contre l’imperméable. Puis l’Éloge tomba d’un coup sec sur la moquette rase du couloir et resta là un instant pages écartées, la tranche vers le haut, le marque-page calé bien au fond.

Je me levai, j’attrapai le livre. J’aurais même caressé le kraft jauni par la lumière rasante de la bibliothèque à force de paresse sur l’étagère de la lettre E si Gunther ne m’avait interrompu. Il était debout devant moi avec son café sans sucre à la main et me remercia d’une voix impavide de l’avoir ramassé.

 

2

La fossette au menton s’était creusée le temps très court du remerciement. Elle donnait à Günther un air dominateur. Il était rasé de près, même à presque huit heures du soir. On ne décelait aucune ombre au creux de cette fossette, comme si quelqu’un avait passé du talc et voilé la lumière du plafonnier ; elle était pourtant profonde et têtue. Günther progressait dans sa lecture, ses maxillaires avançaient dans le vide et donnaient l’impression que la mâchoire allait mordre à chaque fois qu’il allait au devant d’une contrariété.

Les déceptions — mon Dieu — étaient nombreuses. À chacune, la pointe de son crayon glissait sur la page pour une biffure, une note marginale, un commentaire. Corrigeait-il ses copies avec autant de soin ? Je l’espérais. Yale, quand même… J’espérais qu’en tout, autant qu’avec Lucette, Günther faisait preuve de sévérité.

Il avait dit  « merci beaucoup »  en pensant vielen Dank, peut-être même vielen Dank sehr geehrter Herr… sous l’influence d’une habitude pour la politesse obséquieuse, gêné par un voussoiement trop français, mais seulement dans sa tête encombrée de corrections professorales dans le goût bavarois. Extérieurement, on n’aurait rien pu voir. D’une manière ou d’une autre, il n’aurait pu finir sa petite phrase, ne sachant à qui il s’adressait. Herr qui ? je vous le demande. Il avait dit ce qu’il avait dit aouf fransauziche, sans accent, sur un ton plutôt neutre et sans courtoisie aucune. Je le voyais se délecter de ratures, d’ajouts, d’annulations. Non pas qu’il voulût réchampir pour détacher les ornements d’un fond où tout laissait à désirer. Je voyais bien que mon Günther ne laissait rien passer, pas moins le petit détail que l’armature générale, qu’il jugeait chacune des fioritures de l’Éloge inutile et excessive. Il tournoyait tant et plus de la papatte, lancée haut dans les airs dans un effort de réflexion ostentatoire avec son crayon à papier tendu vers le plafond pour laisser retomber la mine brutalement sur la page, pointe vers le bas, à des fins éliminatoires. La fureur de ses biffures en devenait comique. Quelle étonnante chorégraphie… En bon élève studieux toujours assis au premier rang, Günther sortait une petite langue rose d’entre ses lèvres serrées pour les caresser patiemment. Rose… Décidément. Il insistait sur les commissures le temps de tirer son trait comminatoire. Le tracé sur la page — qui sait ? la déchirure tellement il appuyait, mais quelle importance, je vous le demande, pour une édition de poche ? — lui procurait un vrai plaisir. Il triturait alors fébrilement le bord du chapeau posé sur le siège à côté de lui, content et comme repus.

Et là, que dire d’autre sinon que l’homme avait l’air stupidement rassasié ? Pour la première fois en trois jours de filature à pied, l’envie de punir le dessina dans ma tête sous la forme d’une disparition instantanée. Le galurin, comme aurait dit Lucette, était posé sur le siège, le livre avec sa petite langue rose sur la tablette, l’imperméable qui l’avait protégé du vent depuis l’ultime repérage de la rue Watt pendouillait dans le vide, mais Günther n’était plus avec nous dans le Paris-Nantes. Dans ce monde meilleur, une vibration incertaine avait pris sa place. Un halo laiteux caressait de loin des choses qu’il avait touchées : le chapeau, l’Éloge, les poches de l’imperméable, le crayon.

Je les considérai une à une avec l’attention de qui doit procéder à un inventaire. Si ces pièces à conviction restaient là sans leur propriétaire, baignées d’une lueur opaline, c’est que le quidam qui les avait abandonnées ne reviendrait jamais à sa place. Se jetterait-il du train avant d’arriver à destination ? Y avait-il une fiole dans une troisième poche et boirait-il le poison pour en finir avec la vie seul dans les toilettes ? Ces suppositions avaient tantôt un goût de fruit rouge, tantôt une odeur de salade suivant que les framboises de la rue Watt ou les feuilles de laitue posées à même le carrelage pour la tortue de Lucette leur prêtaient main forte. D’un côté le sombre destin d’un fruit arrogant, trop cher pour nous hors saison à l’étalage du fruitier de Neuilly,  de l’autre la modestie d’une feuille joliment verte, charnue, caressée par le soleil dans la cuisine ripolinée de la rue Delabordère. L’une comme l’autre disaient que Günther devait disparaître. Il fallait surtout qu’il sût pourquoi. Le pire aurait été qu’il tombe par hasard sur la voie ou fasse une fausse route et s’écroule là, dans le Paris-Nantes, victime de dysphagie. Des framboises d’automne… nous n’y aurions jamais pensé, autant par manque d’argent que parce qu’il était si bon, finalement, de les goûter début juin dès qu’on savait qu’il ne ferait plus froid. Les petits cœurs de laitue dominicaux suffisaient quant à eux tout le temps de l’hibernation.

Il y aurait eu de quoi rire si ma peine n’avait été légitime à voir Günther défigurer le livre avec autant d’aplomb. Elle montait en moi depuis des années à la façon d’une marée fantastiquement paresseuse. C’est dans un restaurant que j’avais ressenti cette tristesse pour la première fois, installé à une table pour deux derrière la baie vitrée d’un hôtel de Starnberg qui servait midi et soir des poissons de rivière dans une grande salle toute blanche avec vue sur le lac. Je l’avais ignorée jusque là comme un bienheureux.

J’étais officiellement en villégiature, sans que personne n’eût d’ailleurs à s’en préoccuper. Qui aurait pu remarquer mon absence ? J’allais de ci de là pour tuer le temps, d’ouest en est et vice versa, tantôt avec un but tantôt avec un autre, bien que déjà sans le savoir à la recherche de Günther.

J’avais posé mon carnet et mon crayon à côté de moi sur la nappe et je goûtais le blanc local avec une satisfaction simple et bourgeoise. Presque, si j’ose dire, avec la tranquilité d’un retraité malgré mon jeune âge (vingt ans). Le serveur avait recommandé la truite du jour en apportant la carte, puis une jeune fille s’était présentée avec un verre que je n’avais pas commandé. Le vin avait la couleur trompeuse de l’or. « C’est le cépage de mon grand-père…, avait-elle dit en tournant son visage vers le lac, … c’est un cadeau de bienvenue ». Elle avait regardé furtivement le carnet posé sur la nappe et ajouté « Une bien jolie région, n’est-ce pas ? »

 

Indéniablement, la beauté était partout, paisible et sans manière, et comme la jeune fille me tournait le dos pour regagner son poste, il m’apparut avec une honte mêlée de dégoût que je ne faisais rien de ce carnet. Je n’osai l’ouvrir, m’y résolus dès qu’elle eût disparu de la salle de restaurant pour continuer son service.

Qu’en dire… ?  Je n’avais pas griffonné plus de dix pages, et d’ailleurs… pour noter, quoi ? des horaires de train, des adresses de pension de famille, des noms de village et des marques de savon à barbe, ci et là les symptômes migraineux d’une petite indigestion. Lesquelles pages étaient suivies d’autres pages encore en grand nombre, blanches et uniformes. Quel vide, me dis-je alors, quelle langueur malveillante me pousse à me munir d’un fourbi qui m’accompagne partout comme un chien, avec son petit crayon glissé sous l’élastique ? Mort-né, en quelque sorte… La peine dont je parle n’était encore qu’un abattement, une lassitude ordinaire que les notes de voyage devaient cacher. Il était presque sept heures, et en observant l’eau du lac de Starnberg virer à l’ocre pour sonner la fin du jour, je sentis comme on sent venir un vomissement à quel point le carnet-avec-crayon, plus encore qu’un ridicule artéfact, signalait une affliction, combien il était inutile de chercher à tuer le découragement par une petite activité perpétuelle et répétitive.

Noter ceci. Commenter autre chose. Quelle rigolade ! Autant ne rien faire, me dis-je en goûtant le vin blanc (moelleux, avec une pointe de cerise), autant ne rien vouloir. Pourquoi ces trains et ces hôtels et ces nuits paisibles et ces petits chagrins du ventre ? Combien faudra-il encore en supporter ? Comme le temps tout d’un coup semblait long, mou et affreusement élastique. Je tombai dans une sorte de torpeur. On servait aux clients des truites pour deux dans d’énormes assiettes monogrammées. J’exigeai sans nervosité qu’on prépare les filets, qu’on m’épargne la vue des têtes avec leurs yeux morts, vitreux et vengeurs.

J’appris plus tard dans la soirée que la jeune fille au verre de vin descendait des anciens propriétaires, que l’établissement avait été racheté, et à quel point elle était tombé en-dessous de sa condition. Elle avait décidé de m’offrir ce verre au prix d’une réprimande. Elle l’avait fait de sa propre initiative, les mains dans les poches une fois le verre posé, en passant la tête haute devant le maître d’hôtel, puis devant son chef de rang.

Lorsque Günther referma le livre, semblait-il par exaspération, j’avais encore devant moi comme un fantôme impassible la fierté de cette jeune déshéritée, la minceur de son cou droit et pâle, la force sans défaut de sa morgue silencieuse. Elle n’avait jamais rien su de la médiocrité du cahier qu’elle avait pris pour un gage de richesse intérieure, et même, qui sait, d’embryon de quelque grande chose à venir. Günther, quant à lui, s’en tenait aux faits avérés. Il serrait maintenant le livre fermé dans sa main gauche et tapotait nerveusement le creux de sa main droite avec le haut de la tranche comme s’il hésitait à prendre une décision importante du genre foutez-moi-donc-cette-horreur-à-la-poubelle.

Quelle différence, me dis-je, avec la jolie nuque qui s’échappait du col claudine à bords ronds, avec la fraîcheur du soir bavarois plein de l’odeur des roses, avec l’idée charmante et naïve que de ce petit carnet de rien négligemment rempli au crayon noir pouvaient s’échapper des choses d’une majesté imprévue, alors que Gunther était là avec une mine de plomb grossière et sans gomme à douter et à détruire devant moi sans concession.

Je revis la jeune fille le soir même en prenant mon café sans sucre sur la terrasse. Sa robe d’été s’arrêtait juste au-dessus du genou. Elle avait nagé au bord du lac le temps de sa dernière pause et tendait les jambes pour goûter la fermeté de ses muscles. Lorsqu’elle vint s’asseoir en face de moi, elle continua à les masser de haut en bas en gardant la tête droite pour une série de questions dans le style journalistique. Toutes étaient posées sur le ton de la conviction. J’avais rangé le carnet dans ma poche et pensai devant elle en le caressant à travers le tissu que Lucette aurait droit un jour à une surprise. J’allais indéniablement en faire quelque chose, peut-être même un truc considérable. Puis, sans que rien ne l’eût annoncé sinon un aparté divinatoire d’un seul mot, le lac de Starnberg devint notre sujet principal. C’était drôle comme la jeune fille avait elle aussi peur de l’eau, assez pour ne pas trop s’éloigner du bord, mais pas trop quand même puisqu’elle restait volontiers assise sur le ponton à tremper le bout de ses pieds. Elle remportait chaque jour une petite victoire en poussant un peu plus loin.

L’eau était maintenant noire et métallique ; on l’aurait dite tendue comme un grand drap sombre depuis Starnberg jusqu’à Pocking, dont on devinait les premières lumières. Elle la regardait avec une tristesse infinie au fond des yeux ; cette langueur lui faisait des cernes gris qui prenaient mal la lueur froide des photophores. Elle remonta les genoux pour poser sa tête, et sa petite culotte blanche d’enfant brilla soudainement entre ses jambes comme un fanion dans la nuit profonde. Elle restait la tête penchée sur le côté, les jambes presque desserrées, les pieds nus posés sur le bord du fauteuil comme si elle avait été chez elle, sans égard particulier pour le matériel hôtelier.

Maintenant que j’observais Günther prendre son temps avec le livre, une envie — comment dire ? — une envie de frapper au visage, de châtier, me fit comme qui dirait un petit signe amical de la main. Il aurait été trop convenu de lui faire purger une peine. J’hésitai pourtant avec la gifle : Günther aurait ri si elle avait été trop faible. Appuyée, elle aurait suscité un coup de poing en retour. Une lutte à mains nues dans le train avec l’homme au chapeau rond aurait été ridicule. Elle aurait signifié que nous étions à court d’arguments. Comme s’il avait été concevable de faire des reproches ou d’opposer des objections, d’attendre des explications ou des réponses… Je ne serais tombé aussi bas pour rien au monde. Aussi pensai-je sans hésiter à l’insulte qui se passe de phrase. Günther aurait dû s’essuyer avec un mouchoir pour ne pas salir ses mains. Il aurait dû poser le livre à côté de lui et procéder avec dégoût. Il n’aurait pu m’insulter ou me frapper sans s’abaisser. J’osai lui attribuer la force d’âme de celui qui prend le crachat par le haut et ne répond rien, sinon par la même souillure. Il aurait pourtant été infantile d’échanger nos mucosités dans le Paris-Nantes, et comme je voyais qu’à l’évidence ni la bouche, ni les mains, ni les pieds ne pouvaient convenir à notre affaire, que les discours étaient vains et le verbe une erreur, je laissai mon Günther tout entier à ses tapotements intempestifs. Le creux de sa main continuait de recevoir le livre à la manière d’une balle de tennis avant le service. Il l’avait soulevé de la tablette et le tenait maintenant à hauteur des yeux.

Comme il avait l’air sot, finalement, plutôt que dangereux, sans talent pour la critique. L’envie me prit de rire et sans doute laissai-je échapper une faible expiration car mon voisin, qui avait les manières et le bréchet d’un petit moineau craintif, tourna la tête comme si quelque chose d’important avait attiré son attention. Puis il reprit sa position de dormeur des trains, en chien de fusil, la tête inclinée sur le côté, penchée de travers sur le torse.

Que de belles choses se dessinaient maintenant dans la buée de la vitre, qui n’avaient de sens ni pour lui, ni même, semblait-il, pour notre compère déchapeauté : le col claudine, le genou plié, le joli menton allemand posé dessus comme sur un piédouche pour vase de bronze à l’antique remisé à Weimar. Et encore, bien sûr, venue du fond des âges, comme qui dirait des cavernes et même dans le genre rupestre tellement ça venait de loin : la main potelée que je prends secrètement dans la mienne le jour de la naissance de Lucette, seule dans la buanderie où on a remisé son berceau. Je l’aimai avant les autres, au jour de sa naissance. Je la dessinai finalement pour moi seul, cette mimine douce et rosée, tiède et propre, comme sortie d’un bain chaud. Je la dessinai dans ce fichu wagon, sans trembler, avec l’assurance paisible des grands maîtres… en fait non, c’est mentir, je la dessinai pour nous deux, on s’en fout bien des autres, voilà qui est vrai, ô ma Lu ! c’est ça que je fis avec la buée du wagon surchauffé.

 

3

Sur le coup de dix heures, le train se mit à souffler comme un mauvais coureur de fond. On entendit un bref coup d’archet mal appliqué, argentin au début du ralentissement, façon violon tzigane, ensuite suraigü et dissonant. Quelque chose de métallique grattait sans retenue le ventre du train, une lourde griffe de fer incontrôlée… du Stockhausen pur fruit, et puis plus rien.

Nous étions arrêtés en pleine voie dans le tunnel. L’homme au chapeau rond avait progressé jusqu’à la moitié du livre. Je regardai mes mains, affligées sans gravité d’un léger tremblement. Mes ongles frémissaient dans l’ombre. Leurs lunules très blanches souffraient comme qui dirait de phosphorescence, de manière qu’elles étaient faites pour être visibles de loin dans la pénombre du tunnel.

Je dessinai de nouveau des petites patounes avec la buée de la vitre,  mimis comme tout, potelées, très rondes aux poignets et qu’on aurait volontiers coloriées en rose chair si la vitre du train avait été de papier — des menottes presque sans ossature, faites de chair ferme avec des fossettes de gras aux articulations, enluminées de petits points blancs rapport à mes lunules qui s’agitaient dans l’air du soir.

Günther, l’impassible Günther — Günther le héros, certains auraient dit — faisait comme si de rien n’était. Les parois du boyau étaient pourtant d’une parfaite noirceur, d’un anthracite de saleté pure ponctué de lumières vertes pour la sécurité des passagers en cas d’évacuation. Il n’en faisait rien, le bougre, indifférent à la nervosité qui gagnait le compartiment tout entier, aux dessins plus fins tracés du bout de l’ongle qu’il aurait pu observer en ma présence rien qu’en tournant la tête. Car je m’efforçais au fur et à mesure d’être méticuleux, de reculer tant et plus dans le temps, de revenir sans déférence excessive aux mimines pataudes de ma petite Lucette.

Maintenant que je pensais à chacune des étapes de notre après-midi, inéluctables, nécessaires, encore en mal de péroraison, il me semblait que Günther s’était emparé du livre que j’avais ramassé par terre avec fébrilité. Il l’avait fait sans oser me regarder, comme s’il avait craint de le voir disparaître, comme si, tiens, j’avais pu avoir l’intention de lui voler. Nous arriverions à Nantes avec du retard. Je ne doutais pas que l’homme au chapeau rond ruminait cette idiotie dans sa tête, non par bovarysme mais, si j’ose dire, bovinement. En défaisant sa cravate d’un geste maladroit, il venait de perdre d’un coup d’un seul son air professoral. Une touffe de poils roux frisotés caressait de droite et de gauche le col de sa chemise ouverte. Il y avait une lourdeur dans les joues, quelques traces de couperose d’un ton framboise et un nez tombant­ — un peu nubien pour peu que Günther dût s’avérer par la suite vif et curieux (comme on est au sud d’Assouan selon le traité de phrénologie de la bibliothèque), ce dont je commençais par ailleurs à douter.

Il avait, si j’ose dire, tout dans les mains. Malgré la déconvenue de la rue Watt où il s’était fait prendre sans même s’en rendre compte, sa satisfaction d’homme de pouvoir déboutonné était celle d’un poseur exaucé par le hasard. Un simple mouvement de la main dans la profondeur de sa poche avait fait tomber le morceau de papier, les framboises écrasées l’avait tâché d’un rose profond avec une affection particulière pour le sang séché. Et voilà que ce mot dont il n’osait se départir marquait sa paisible progression dans l’Éloge. On voyait aux pouces et aux index serrés de chaque côté de la couverture qu’il tenait le livre devant lui comme s’il avait eu un poids inhabituel, en réalité parce que j’aurais pu, si je n’avais été par nature si couard et maladroit, lui arracher des mains.

D’ailleurs, qui avait dit à voix haute en parlant de ma pomme, « V’là-t’y pas Queue Basse qui se radine maintenant qu’c’est trop tard ? » Un prétentieux, un vrai, peu importe précisément lequel. En tout cas, un amoureux de l’étymologie qui avait tenu à rappeler devant tout le monde avec le parler du coin que les animaux qui ont peur portent la queue basse. Oui oui. Et quelle bête étais-je alors à leurs yeux qu’on aurait pu chasser en faisant croire à la cantonnade qu’elle s’était défilée au moment critique et revenait une fois le danger passé satisfaire une inconvenante curiosité ? Un chien. Un mauvais chien plein d’ingratitude qui exige quand même sa pâtée parce qu’il ne peut faire autrement. Le cabot au nez humide, toujours, a faim, et retourne à ses pénates. Mais, bon, il faut bien le dire : qui s’était occupé de Lucette après la fornication, la grossesse et tout le chambardement parental, sinon moi ? J’étais parti simplement parce que le jour où elle avait été confectionnée dans l’escalier — pas plus pas moins — le bruit que ça faisait entre les géniteurs était insupportable. Gloussements, toussotements, boyautages… Et puis après, rien, ou si peu : gravidité, gestation, envies de femmes enceinte, accouchement sans douleur, retour de la clinique, mort accidentelle du mâle, rideaux froncés dans la petite chambre au bout du couloir, berceau de famille, Lucette, ma Lucette, toute seule comme un chien crevé, d’abord dans la buanderie, même pas sa chambre à elle, avec personne, point final.

L’homme au chapeau rond aurait pu dire la phrase. Il était de cette facture-là, une authentique œuvre d’art réalisée avec des moyens techniques d’une grande qualité pour parvenir à une duplicité parfaite, un meuble à tiroirs multiples recouvert de marqueterie grand siècle sur la surface. Les finitions et jusqu’au bâti avaient une fausseté qui cachait son artifice, toute en feuilletage, passant par couches successives de l’onctuosité à l’insolence la plus vulgaire, fine comme de la dentelle, retorse, contournée. On aurait dit de l’extérieur qu’il exécutait un travail bien propre, qu’une honorable passion lui commandait de mettre à profit ses connaissances pour le bien de l’humanité, qu’il n’aurait pour rien au monde perdu son temps ni celui des autres à s’assoupir le temps d’un voyage. Il corrigeait, après tout. Et puis bon… Yale, la côte Est, comme j’ai dit. Un certain chic malgré tout. Old world, le bonhomme. Professoral. Pochettes froissées. Lunettes façon écaille de tortue. Ben oui. Faut de l’exigence. Mais les doigts qui s’engourdissaient à tenir le livre avec tant de détestation, l’épaisseur du nez incapable d’un seul pli de vrai dégoût… tout jusqu’aux volutes fauves des poils de poitrine passés au fer à friser laissait soupçonner la trahison, la fourberie du relâchement, la médiocrité du jugement. Il aurait suffit de gratter un peu et Günther aurait vite pris l’aspect de ces bibelots ébréchés, exposés côte à côte sur leurs couvertures mitées les après-midis de vente de charité. Un homme tout plein de fausses qualités, d’approximations, que les impécunieux peuvent s’offrir à bas prix, voilà ce qu’il était depuis toujours. Vulgaire, le Günther. C’est dit.

Il y avait indéniablement une grande tristesse au cœur de cette imperfection, pas aussi profonde que la mienne, mais tout de même une affliction tronquée qui ne pouvait s’affranchir de sa bassesse.

 

Mon Dieu, mon Dieu, voilà que je penche en direction des excuses… Bon, comme mon Günthie tournait une nouvelle page et que le train ne bougeait toujours pas, je me levai à mon tour pour me reposer un court moment de sa présence.

Je commandai un café noir sans sucre et c’est dans l’autre wagon, profitant que le tunnel nous faisait à tous un boyau serré comme un gant neuf, que je composai mon deuxième billet. Je dis bien « composai » car j’étais plus proche de la sonate que du poème en prose. Ou alors du parfum d’automne avec ses notes de tête fraîches et vert tendre, éparpillées autour des notes de fond, boisées pour la plupart. Une œuvre de parfumeur, de nez, comme on dit dans le métier, un truc genre place Vendôme. Il fallait trouver un ton, l’odeur et la forme caractéristique qui perceraient Günther comme un fruit mûr, la lame de fer qui glisserait au fond de sa chair et qu’il lui serait impossible de tirer par le manche à moins de souffrir plus encore. Il sentirait à la première lecture combien il est préférable de rester assis à sa place l’épée au fond du cœur, et que… oui… que le confort du chagrin est préférable à l’incertitude des premiers soins. Toujours se méfier des infirmières, des docteurs, des spécialistes.

Mais bon, point de parfum, les effluves, moins encore que les saveurs, n’étant de mon ressort, pas seulement du côté des framboises. J’en restai donc aux mots, par habitude, et comme je tirai le vieux calepin de Starnberg de ma poche, le latin me vint tout droit, pur et sans détour, pour ainsi dire en direct du tableau noir que j’avais tout entier dans ma ligne de mire du fond de la classe dans mon école de la rue de la Ferme.

 

 

Lumen parvum / Petite lumière. J’avais levé la main et traduit ces deux mots sans hésitation pour monsieur Mercure, notre professeur de langues mortes. Sur quoi, mes aïeux, j’avais eu droit le cours d’après à ma place au premier rang. Et voici ce que j’écrivis à l’attention du diable au chapeau rond dans le train de Nantes, pour la seule gouverne de cette créature bovine du front aux naseaux. Quel affreux promontoire : bas, lourd, taillé en chanfrein ! Quelle horreur de penser qu’il avait pu… Mon Dieu, que d’affreuses intentions défigurent parfois la beauté du monde sans que rien ne soit fait ou dit. Au fond d’un bois, dans le coin de l’entrée, derrière le perroquet de la rue Delabordère où pendent en vrac les manteaux d’hiver… Que sais-je. Il avait dû risquer une main, tirer sur le tissu de la jupe, dire à l’oreille des mots vidés de leur sens, faire semblant de perdre l’équilibre pour se rattraper à une épaule, remonter le long du tissu pour encore tripoter, merde alors, und so weiter. La liste durait longtemps, elle ne partait pas, restait là sur place dans l’air vicié de la voiture-bar à l’arrêt dans le tunnel, impatiente de rencontrer le carnet de Starnberg pour se reposer de tant de tergiversations.

J’ouvris le calepin à la première page blanche, que dis-je, virginale, précautionneuse, effrontément pucelle, séparée des notes sur les dérangements intestinaux par une autre page tout aussi blanche, que dis-je, virginale, précautionneuse, etc., quel éternel retour, quand même ! J’écrivis les larmes aux yeux : Quod nunquam istum parvum lumen ad te veniat Que jamais cette merveilleuse petite lumière ne vienne à toi.

Je reconnus sa silhouette derrière la vitre. Günther s’approchai de la voiture-bar pour un deuxième café. J’arrachai la page, la pliai vite en deux. Voiture-bar ? Quelle farce ! Mais pourquoi pas, après tout ? Puisque nous devions nous croiser, l’un pour y entrer, l’autre pour en sortir, nous nous frôlâmes un peu de biais sans pour autant détourner la tête, l’un et l’autre fier du front et du col, et je glissai le deuxième mot dans sa poche.

 

4

Il y avait, à un kilomètre de l’hôtel de Starnberg, le long d’un chemin de douanier sans douane, un banc solitaire vissé au sol. C’est là que je m’installais à l’ombre du tilleul avec mon carnet en début d’après-midi. Avec le calepin, bien sûr, mais surtout une foultitude de petits papiers dans mes poches dès fois que j’aurais eu à faire des brouillons. Je voulais un cahier propre. Sans biffure. Du faux direct, en somme, pour la postérité qu’est toujours à l’affût des embarras et des hésitations. Toujours à se moquer. Je voulais qu’on se dise : flûte alors, il a fait ça, le coquin, du premier coup. C’était là aussi que Margareta me retrouvait avant de prendre le service du soir (Margareta sans h, à la suédoise, pour cause de grand-mère native de Gladsax.) Sous le baldaquin secret aux effluves de miel, je prenais note de la lente évolution du vagabondage qui m’avait mené par association d’idées au bord du lac. D’où m’étais venue cette volonté d’y nager, et avant cela de me promener tout autour le plus longtemps possible, je veux dire non seulement d’en faire prosaïquement le tour comme tout un chacun, mais de photographier son eau froide sans interruption ? Avec les yeux bien sûr. Qu’aurais-je fait d’une chambre obscure qui n’aurait pas manqué de déformer l’image ? Je voulais un reflet exact et fidèle, une montée directe des eaux, ou plutôt, mes aïeux, une descente. Ces longues marches, ces pauses au milieu des gués avec la fraîcheur de la rivière qui mord jusqu’à mi-jambe, cette assurance que le lac recevait l’eau pure quelques mètres plus bas pour la refroidir encore et la faire disparaître par absorption, précédaient une avancée natatoire à l’horizontale. Après quoi je faisais souvent la planche dans une bienheureuse solitude, satisfait, le dos et les pieds fortement vivifiés.

Le plus étonnant dans cette affaire, le plus cousu sur mesure pour le carnet était que Margareta de Gladsax avait eu elle aussi l’idée d’une circumnavigation inversée. Au lieu d’un voyage par voie d’eau autour d’un continent (la grand-mère suédoise avait fait le tour de l’Islande à la voile), elle avait choisi une rotation par voie terrestre autour d’une étendue d’eau très stable sans l’inconvénient des grosses vagues. Elle l’avait fait plusieurs fois en bas âge avant de se lancer seule dans le lac de Starnberg, habillée de sa petite culotte blanche, ses habits posés au sec sur la branche la plus basse du tilleul. Ça la faisait rire de me l’avouer et lui donnait un air diablement intelligent. D’abord la marche, ensuite le plouf. Moi aussi, avais-je envie de répondre façon interview, moi aussi, je pourrais rire avec vous de la même chose exactement, ô chère Margareta ! Il suffisait de changer des noms et de préciser que je faisais à pied le tour du lac du bois de Boulogne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Margareta, l’œil rieur et la bouche moqueuse dès qu’elle avait quitté le périmètre de l’ancienne gentilhommière de famille transformée en hôtel, allait dans le sens du Temps ­— sans pour autant faire les quarante-deux kilomètres aller-retour, elle le précisa tout de suite. Elle s’arrêtait au bout de deux ou trois. En quoi nous étions un rien complices.

J’aurais eu mauvaise grâce à souligner d’un trait malicieux cette confession minorative. La pérambulation autour de mon lac à moi ne prenait après tout qu’une petite heure. Lucette corrigeait d’ailleurs toutes nos cartes postales de fausses vacances pour préciser à qui de droit que nous nous ennuyions à mourir à faire interminablement le tour du même étang à deux pas de la maison. Je n’avais jamais éprouvé de honte à me dire qu’il faudrait un jour la mettre face à son erreur, et même lui donner le change le moment venu. Avec douceur, bien sûr, et pour sa gouverne. Que dis-je ? pour son bien. Il fallait lui faire perdre cette habitude fâcheuse qu’elle avait de nous rapetisser à la première occasion.

D’ailleurs, une appréhension diffuse, un mouvement circulaire des aliments dans l’estomac au moment d’entrer pour la première fois dans le hall de l’hôtel de Starnberg m’avaient rappelé à mon devoir relativement à cette manie de sans cesse morigéner. C’est, je crois, que le lac face à l’établissement exerçait déjà sur moi une influence occulte. Les reflets de son eau grise glissaient sans cesse tout autour incognito. L’onde sereine clapotait en douce le matin de mon arrivée, et ce souvenir de dix jours depuis que j’avais posé ma valise, encore propre et repassé, me rendait volontiers visite sur le banc. Le lac magnifiquement gris de Starnberg effaçait l’étang mordoré de Neuilly. Non seulement, d’ailleurs, l’eau bien plus simple et domestique du bois de Boulogne, mais jusqu’à nos petites promenades insouciantes et l’alcôve, toujours la même, où nous nous allongions au frais, Lu et moi, pour se dire que nous passions de vraies vacances. L’herbe écrasée gardait la forme de nos corps comme un papier gaufré, avec la trace des bras tendus plutôt que lâchés le long du torse et des jambes, celle des mains parallèles aux genoux, de la tête droite. Ça nous faisait comme qui dirait un lit herbeux, un sommier de méridienne en fougères. Lucette cherchait l’endroit moelleux et rebondi qui n’avait pas encore pris l’empreinte de son bras ou de sa jambe. Elle gigotait avant de repartir pour effacer ces vestiges de façon que rien, mais alors vraiment rien, ne reste de nous. Je lui prenais le poignet ou la cheville en faisant bien attention aux chatouilles, elle fermait la bouche pour s’empêcher de rire et nous restions encore un moment de plus. Rien n’y faisait. J’avais la mort dans l’âme rien qu’à penser qu’une fois le truc fini, il n’y aurait après nous aucun souvenir de notre passage, que personne ne saurait jamais, parce que Lucette remettait tout en place du bout du pied. Il n’y aurait même pas une bête pour renifler son odeur. Et qu’était-ce que ce parfum-là sinon une sorte de sucrerie des alpages, mais fermentée par l’herbe tiède, sans la froidure du vent ?

 

Je m’en étais souvenu en entrant dans le hall de l’hôtel, avant de décider que je prendrai une chambre pour une nuit, puis deux, allez pour une semaine et même un mois, sans pouvoir décider d’une date de départ, sans penser à Günther le moins du monde. J’avais revu ces bas-reliefs de nous-mêmes sculptés dans le bois vernissé du comptoir. C’est là que m’attendait le passe-partout de ma chambre avec son porte-clé ridicule. La breloque imposante reproduisait le toit à bulbe du clocher de l’église Saint-Joseph de Starnberg. Elle était lourde, pour se donner de la contenance, bien que la chambre fût plutôt modeste. Le concierge la traînait paresseusement le long du comptoir le temps d’affirmer avec conviction que mon étage était mal nommé à cause d’un entresol. Il prit le temps de dire quelle direction il fallait prendre dans le couloir en sortant de l’ascenseur en la faisant glisser sur le bois en sens inverse. Puis il répéta quel numéro en cuivre était vissé sur la porte en s’aidant d’un tout petit coup du poignet : le 6, toujours à gauche en sortant de l’ascenseur. Et finalement, la serrure, le croiriez-vous ? était bien évidemment montée à l’envers. Nous étions dans un hôtel de charme, l’ancienne résidence d’une famille patricienne. Le bulbe miniatiure qui dessinait depuis un moment déjà chacune de ces précisions finit par graver dans le bois un S allongé avec une petite boucle ovale en haut à droite qui ressemblait à s’y méprendre aux courbures innocentes de Lucette allongée la tête de profil dans l’alcôve vert pâle du bois de Boulogne. Le préposé souleva la clé avec son clocher miniature pour me la donner et passa le revers de sa main sur le comptoir dans le vain espoir d’en effacer les rayures.

 

5

Günther avait-il réservé un hôtel ? J’avais le mien puisqu’il en était maintenant de Nantes comme du reste ; rien ne distinguait cette ville-là d’aucune autre sur le chapitre de la familiarité. Personne ne m’y attendait. Pas vraiment. Tout était dans la surprise. De toutes celles que j’avais visitées dans l’espoir de le retrouver, aucune n’avait moins de morosité que sa précédente. J’y fréquentais sans cesse les mêmes restaurants, les mêmes pensions. J’y écrasais des feuilles mortes uniformément ourlées, avec les grosses côtes des soies ottomanes au centre et les nervures des crêpes de Chine sur la bordure. J’aurais pu confondre leurs chauffeurs de taxi, courtois par désœuvrement, parfumés au vétiver synthétique. Leurs moineaux piailllaient indifféremment dans le même idiolecte ou peu s’en faut, un mélange mal dosé de swiss deutsch et de patois rhénan sifflé trop haut sur les rebords de fenêtre ou en équilibre sur les dossiers étroits des bancs publics. Ils picoraient, ici du croissant, là un vieux kouglof. Quelque chose de guttural, avec force roulements, s’échappait de leurs becs, même à Turin où j’allais une fois, trompé par un imperméable et un chapeau identiques à ceux portés par Günther aux alentours de la gare d’Austerlitz, quoique par un guichetier de banque des plus insipides.

Autant de vagabondage use les nerfs. À Nantes, les miens auraient besoin de repos, mon cœur aussi, mon petit cœur tout serré, aussi avais-je prévu un bel établissement en bord de Loire avec vue sur un paysage simple et coquet, vide de toute activité, et de quoi marcher sans faire des kilomètres avant de retrouver l’eau. Le prix était élevé, mais si je considérai… comment dire ?  le gâchis — pas seulement celui de Lucette, mais le mien, le nôtre, Le Gâchis avec des capitales partout —, quelle importance ? Je m’éteindrais, enfin, dans un hôtel sottement dit « de luxe », allongé sur la courtepointe de mon lit double, entouré de jolis bouquets de lys blancs commandés chez le fleuriste du boulevard des Belges. Je tiendrais le carnet dans la main droite, l’Éloge dans sa version française d’origine dans la gauche, les deux paumes croisées sur le torse, l’Éloge par-dessus, évidemment, et basta cosi.

J’aurais enfin, ô oui ! ma conclusion fédérative. Chacun conserverait son autonomie quant aux bisbilles locales et nous serions tous égaux devant l’effacement final — tous en partance, chacun dans son lit, moi dans le plus majestueux des trois, bien que le lit-bateau de Lucette aux chevets en crosse Louis-Philippard n’eût rien à se reprocher, et la tortue dans son coin préféré de la cuisine, remisée contre la plinthe. Quant à Günther, il m’importait peu à vrai dire qu’il finît assis dans le train, debout dans les toilettes ou allongé sur la moquette d’un hôtel miteux. Il avait ce côté regardant des petits. Toujours à calculer, toujours à lésiner sur le nécessaire, même au jour dernier. Quel établissement avait-il pu choisir ? Le moins coûteux, bien sûr.

Il n’avait de cesse de consulter sa montre maintenant que le chef de train se faisait silencieux. Nous n’avions pas fait plus de vingt kilomètres depuis l’arrêt dans le tunnel. Je savourais la lenteur de notre avancée, laquelle devenait comme qui dirait proverbiale. Et d’ailleurs, à la manière des anciens cantilènes, les essieux de la locomotive nous faisaient une complainte monotone qui répétait sur un mode profane qu’il ne fallait point trop se presser d’arriver à destination. Günther devait le pressentir confusément. Je voyais à la rousseur de sa pilosité, à la courbure des naseaux, que le bourrin allait tête basse à l’abattoir. Il triturait son chapeau à force d’oisiveté, l’œil las et humide vaguement dirigé vers ses pieds. Il ne restait de ses épaules qu’une ossature incurvée, la chair sous la chemise blanche devait être molle, enveloppée d’une peau fade et décolorée. Je soupçonnais des relents de sueur, un mauvais linge noirci au col et aux ourlets, des bretelles élastiques. Il regardait fixement le dessus de ses chaussures, ou plutôt son reflet horizontalement inversé dessiné sur le cuir tellement il les avait cirées avant de se rendre à la gare. Le livre était maintenant tenu par lassitude du bout des doigts, agité d’un très léger mouvement de balancier, comme ces gondoles amarrées aux pontons des palais vénitiens qui caressent l’image flottante des colonnes et des putti. Venise… oui… où je n’avais rien trouvé, d’ailleurs, pas un seul Günther à se mettre sous la dent, pas même à la désolante Terrazza Baverese de Jesolo.

Dans le train qui quittait le tunnel, Günther se laissa aller à la contemplation de son visage fané, curieusement penché en avant comme s’il allait tomber endormi par terre et que le livre allait de nouveau se retrouver seul les fesses en l’air au milieu du couloir. Il dodelinait du chef comme une poupée en chiffon et c’est en prince déchu qu’il sortit mon deuxième mot de sa poche afin de le consulter pour ainsi dire la tête en bas.

Quod nunquam istum parvum lumen ad te veniat.

C’était trop tard, pour sûr, bien trop tard. Il avait éteint cette lumière. Il avait pincé la mèche de la bougie sans se brûler le bout des doigts, dévissé l’ampoule, tiré d’un coup sec sur la prise. Le détail a peu d’importance, de même le moment de l’Histoire où l’action se déroule. Au temps des candélabres, à celui de la fée électricité, de toute éternité, un plaisir d’une minceur immatérielle est pris seul par un misérable sous-officier, un contremaître, un parent. Le fait est que diluculum (au point du jour), Günther s’était glissé dans la chambre, puis sous les couvertures. Lucette n’avait rien dit après son départ, sinon furtivement lucet (il fait jour), avec la nuit pour toujours au fond des yeux.

 

 

À peine avait-il déplié le morceau de papier et reconnu l’écriture qu’il tendit le bras à la recherche de son chapeau. Il se saisit du rebord en feutre comme d’un ourlet de jupe ou d’un fétiche, la tête basse, le front plissé, dans l’espoir d’un réconfort maternel. Il déglutit avec difficulté, puis il releva le buste et regarda tout autour de l’air faussement absent d’un homme perdu qui préférerait mourir plutôt que rien laisser paraître. D’ailleurs — ça se voyait — plutôt par habitude que par calcul. Il n’osa ni se retourner ni se lever. Il faisait terriblement peuple. La note en latin qui lui pendait au bout des doigts disait sans le dire qu’on l’avait confondu à l’improviste dans les rues de Paris et suivi jusqu’à Nantes ou presque, bien qu’avec les formes de l’étiquette. Toute cette délicate mise à mort flottait au-dessus de sa calvitie naissante. Refait le Günther. Terriblement rouquin dans la pilosité du buste, laquelle, je m’en rendai compte à présent, faisait des métastases plus claires dans les oreilles et sur les deuxièmes phalanges. Il posait là, dans le compartiment, finalement plutôt mal fagoté, avec toutes les pièces à conviction pour qu’on le photographie a posteriori in flagrante delicto. Et pourquoi pas ? Nous n’en étions plus à une contradiction près. Le tout était d’en finir. Avant, plus tard, tout de suite… qu’importe, on y était. Ses petits yeux disaient derrière leurs cils ridiculement recourbés qu’il était coupable depuis longtemps. Ses doigts crispés sur la couverture du livre rappelaient combien il avait été compliqué de réunir des preuves déjà anciennes. Mais bon, c’était fait, mes aïeux ! À la sortie du tunnel, avec le chapeau qui lui tenait lieu de peluche, l’homme de la rue Watt arrivait au bout de son vagabondage. Il aurait pu renfiler son imperméable, poser les deux mots à plat sur la tablette avec le livre dessus, sortir son passeport et attendre la gare de Nantes dans le  renoncement. Il aurait dû, même, se présenter de sa propre initiative aux autorités. Il aurait dû.

 

6

Au terme d’une nuit plus clémente que les autres, j’avais écrit dans mon testament, à la dernière page du carnet — je dis ça non par litote mais pour de vrai, après quoi, plus de feuilles ! on passait direct à la couverture —, j’avais précisé en gras qu’en cas de malheur tout irait à la fille de Lucette. Un simple paragraphe, c’était, ce testament. Et dans tout, j’inclus les babioles misérables comme les heureux souvenirs d’un faste ancien sans l’ombre d’un défaut. Les premières ont d’ailleurs une majesté princière, une odeur insistante qui ne part jamais, propre aux petites choses. Leurs effluves surprennent aux moments les mieux choisis. Assis sur le banc vissé au sol avec vue sur le lac de Starnberg, occupé sous le pont de la rue Watt à refaire mes lacets, debout dans la voiture-bar du Paris-Nantes, partout où j’étais allé, j’avais eu dans les narines l’odeur de la pâte à récurer le cuivre. Le bougeoir destiné à éclairer le couloir des chambres en cas de panne de courant avait cette odeur-là, piquante et chimique. On la goûtait tellement son épaisseur était, comment dire ? âcre et rance, un peu comme celle des sauces en voie de moisissure. Elle montait à la gorge le temps qu’on repose le bougeoir en haut des marches en prévision de la redescente, aussi ténébreuse que la montée. Quant au faste, il y avait le cuir des fauteuils, la lourdeur des drapés, le piano à queue du rez-de-chaussée pour des schubertiades de province, les rayonnages de la bibliothèque. Mon livre y figurerait un jour dans l’ordre alphabétique entre Pasternak et Pline l’Ancien. Mais, ah ! le bougeoir ! Et puis l’escalier, aussi, qu’on pouvait emprunter sans risque grâce à lui ! La progéniture de ma Lucette monterait et descendrait ces marches-là comme une reine, de même sa progéniture après elle, la porte du vestibule ouverte en grand pour faire de l’air et qu’on y voie enfin clair. Toutes les filles, les unes après les autres le feraient, peut-être bien à l’infini, faute de mieux jusqu’à la fin des Temps.
Que n’aurais-je légué à mon petit brigand, rose aux joues comme les baigneuses en céramique cachées dans les galettes des rois, aussi pouponne que Lucette au même âge, avec un zozotement qui donnait envie de lui donner encore un bonbon… C’était comme ça sur les photos. Lucette le disait dans ses lettres au début pour me faire revenir. Et puis, le train s’arrêta en gare de Nantes sur le coup d’une heure du matin.
Günther s’était assoupi quelques minutes. Il se leva plutôt prestement au vu de la fatigue générale, enfila comme il le devait son imperméable et remit son chapeau rond, le front léger, le nez droit. Il quitta notre wagon en abandonnant le livre sur son siège. Un affreux pressentiment, sans odeur et d’une vigueur dégoûtante eut raison de la cire chaude, de la flamme et de l’encaustique. J’osai toucher le livre avec les ongles. Je défis son enveloppe de kraft.
Quelle terreur, mes aïeux ! Quelle affreuse manipulation ! Comme les dieux sont retors et ceux qui les vénèrent d’affreux cochons sans morale ! J’avais dans les mains le Guide Vert de la Loire-Atlantique. Le temps que je zyeute le quai depuis le marchepied avec cette horreur au bout des doigts, l’homme au chapeau rond avait tout à fait disparu.

7

La salle d’attente sentait fort l’eau de javel. Tout avait la propreté des toilettes publiques exagérément récurées : sièges, accoudoirs, poignées. Je posai mon sac à mes pieds. La tête entre mes mains était légère. J’avais prévu qu’elle serait lourde et fatiguée. C’était sans compter sur le vent frais qui passait par les doubles portes entrouvertes. Malgré l’heure tardive, j’avais encore de quoi passer outre au déplaisir. Le sol faisait comme un miroir et je vis là devant, inscrit en clair sur le cuir glacé de mes chaussures, débordant un peu sur le dallage, le reflet de Günther déchapeauté.

C’était lui, indéniablement, avec la netteté baveuse des photomatons. C’était moi. Son apparence ne laissait pas à désirer ; jusqu’à son haleine était différente de celle que j’avais reconnue dix ans plus tôt à Starnberg le jour du départ. Encore s’était-il ce matin-là trouvé dans mon dos avec une valise en carton bouilli à ses pieds, en quelque sorte dans la queue pour rendre comme moi sa clé à un réceptionniste, alors que le deuxième employé sur la droite, son jumeau par la frange collée au front et le veston réglementaire bleu roi, aurait pu aussi bien faire l’affaire. Mais bon, malgré toutes ces hésitations, j’avais eu comme lui ma préférence pour celui de gauche.

Dans la gare de Nantes, il ne faisait aucun doute qu’il avait changé d’allure. Tant de voyages, toutes ces errances et tâtonnements, l’avaient transformé. Son bagage avait gagné en qualité, il avait pensé à se rafraîchir. Le sac couleur cognac avait la forme oblonge d’un gros calisson, les poignées cousues dans un cuir plus foncé pendaient sur le côté. Il contenait bien trop d’affaires pour un weekend de deux jours. Si je me levai et redressai le torse, j’aurais affaire à un homme prévoyant, encore rasé de près malgré l’heure. Avec un petit cadeau pour Lucette, qui sait ? Une bosse rigide déformait mon sac sur le côté. Peut-être était-ce le coin d’une boîte en carton dur entourée d’un joli papier qui cachait… une eau de toilette, un foulard…, fourrés en vitesse à la dernière minute au moment de tirer sur la fermeture Éclair dans ma petite chambre de la rue Delabordère. J’avais oublié quoi. Et puis, bon… une bonne intention, enfin une… J’avais acheté un truc pour Lucette en repassant par la maison, c’est ça qui comptait. J’allais pas me plaindre. Même si la chambre qu’on m’avait laissé à Neuilly avait la taille d’un placard, la moindre velléité concoctée dans cette espace de merde aurait pour ma ’tite Lu une grande valeur, aussi levai-je la tête pour me féliciter de cette douce sollicitude. Lorsque la pluie se mit de nouveau à taper contre les vitres, je pris le sac et me dirigeai chapeauté vers la sortie rejoindre la station de taxi.

Comme tout paraissait simple maintenant que j’étais arrivé, maintenant que je portais le chapeau et l’imper mastic avec les deux mots gribouillés vite fait bien fait en langue vaticane au fond de la poche. Monsieur Mercure aurait eu de la fierté. Ça sentait déjà comme qui dirait la fin, la terminaison du péripatétique Günther qui cherche Günther partout. Pas trop tôt, en somme, après Turin, Venezia, Starnberg et tutti quanti. Honolulu, aussi, mais seulement en rêve.

« Quelle farce ! C’est l’histoire du type qui cherche ses lunettes avec ses lunettes sur le nez », aurait dit Lucette en se retenant de pouffer.

Nantes avait gardé la même odeur. Une brume épaisse glissait à terre avec lenteur, comme l’exhalaison d’une créature considérable ou d’une foule nombreuse. Le chauffeur connaissait l’établissement. Il en fit l’éloge en termes précieux. Tout, affirmait-il, y était parfait. Draps, croissants au beurre, vue sur les bois, spiritueux. On ne pouvait faire mieux. « En êtes-vous si certain ? » demandai-je par coquetterie.

« C’est que monsieur ne connaît pas encore l’endroit. Quand il verra… »

Ach ! Monsieur… ben voui. Quand je verrai, d’ailleurs, il serait trop tard pour goûter comme en vacances la mollesse des coussins et la tiédeur du bain, pour garder un moment l’olive en bakélite au creu de la paume une fois éteinte la lampe de chevet avec des façons de commerçant tripotant une turquoise. C’était le genre d’hôtel qui fait monter le taux de nuptialité tant le confort de ses appartements fait penser à celui des chambres dites « de maître ». La suite que j’avais choisie pour la fin avait un lit qui aurait pu nous contenir tous les trois côte à côte : Lucette, Margareta de Gladsax et ma pomme. Je n’y goûterais à proprement parler aucun plaisir, pas même le souvenir des lumières anciennes, des pas feutrés, des fausses attentes, des désespoirs faciles dont on sait par avance qu’ils ne verront pas la tombée du jour. J’y serais seul parce qu’il est juste et conforme aux lois de la nature d’expirer spontanément dans son coin, motu proprio, à la Günther. L’aide d’autrui est futile, les regards mouillés imposent une épreuve de plus. Je n’aurais voulu pour rien au monde que quelqu’un m’observe. Avant non plus car, là encore, beaucoup de dispositions mineures mais nécessaires ont un rôle préparatoire à jouer avant le grand saut et qu’il vaut mieux faire tout ça dans son coin.

Pour un peu, j’aurais demandé au taxi de me laisser sortir au prochain feu rouge. J’aurais fini à pied, pris la clef moi-même sur le tableau. Je serais monté dans mes appartements en prenant l’escalier. J’aurais dîné seul, tiré dans la tempe, la tête et la main serrées ensemble dans le sac plastique enfoncé jusqu’aux épaules pour éviter aux femmes de ménage l’indélicatesse des souillures. Sans honte, comme pour le reste. Tout serait resté dedans : cervelle, os pariétaux, mandibule, oreilles, dents, plombages.

Il n’était pas plus d’onze heures lorsque le chauffeur reprit son service de nuit à la recherche de nouveaux clients. Je montai les trois marches du joli petit perron avec bonhommie et même une certaine gaieté, le mollet souple, le chapeau offert par Margareta de Gladsax mollement pendu au bout des doigts, tenu lâchement au-dessus des marches par un faible pincement du pouce et de l’index. Ce joli chapeau rond avait appartenu à son frère. « Je vous le donne parce que je suis certaine qu’il vous ira bien et que Maximilian ne reviendra pas », avait-elle dit assise de travers sur notre banc pour cacher ses larmes.

J’avais attendu d’être à Munich pour m’en coiffer. Je l’avais essayé la première fois devant la vitrine du café Mozart. Mon reflet faisait une mince pellicule devant le tourniquet aux pâtisseries. Le chapeau rond d’un jeune gris bleuté glissait sur les gâteaux striés noir et jaune colza son ombre bienveillante et, si vous me permettez la facilité, maximilienne. Il se reflétait de lui-même, par sa propre volonté. Le visage et le torse en-dessous restaient presque invisibles, vaincus par la rougeur flamboyante des pâtisseries des étages inférieurs, gonflées de cerises au kirsch.

J’avais l’air comme qui dirait au poil, l’allure du genre d’homme que Lucette aurait dû rencontrer dans un monde meilleur où les mariages sont heureux, les tripoteurs punis et les enfants légitimes. Mais bon… Seuls les strudels étaient authentiques. La propreté du trottoir et l’atmosphère pâtissière, même à l’extérieur où on ne pouvait qu’imaginer l’odeur domestique des fruits et des farines, parachevaient cette perfection autrichienne bien que munichoise, hongroise par capillarité. Je caressai mon galurin en imaginant la noirceur profonde du café, aussi forte et impériale que celle des cerises trop mûres. Le poil peigné sur toute la rondeur du mamelon était d’une exquise douceur, le petit rebord ourlé élastique à la manière des oreilles de chat. Cette douceur chapelière, pour tout dire aussi rondelette que ma ’tite Lu elle-même, veloutée aux poignets, aux lobes, aux mollets et même au nombril creusé en spirale comme celui d’Ève debout devant le premier homme avec sa figue fraîche au creux de la paume, cette douceur, allai-je dire, était tellement irrésistible que je continuai de me caresser le chapeau. J’effleurai en pensée tantôt Lucette, tantôt Margareta, suivant l’humeur, comme on aurait fait avec la première femme, la numéro 1, avec cette bizarrie en moins qu’on sait au moins d’où vient leur nombril, alors qu’Ève, la vraie… fichtre !… pourquoi un nombril ? De quel droit, je vous le demande ? D’où qu’il vient, puisqu’avant, point de proto-Ève avec placenta, cordon, etc. Tout commence là, paraît-il, comme prévu par Dieu. Bref, je le faisais de toute façon en faux du bout des doigts, sans vrai nombril qui tienne, debout sur le trottoir comme on fait pour incliner ou remettre droit son couvre- chef. Un coup vers la droite, un coup sur la gauche, puis franchement centré bien comme il faut, le temps de me décider à pénétrer dans le café Mozart pour connaître la vérité nue.

Installé seul avec personne autour, déchapeauté, je chatouillai de l’ongle le poil peigné de l’ancien galurin de Max (Margareta avait fait court la deuxième fois qu’elle avait prononcé le nom de son frère avec la goutte au nez ; Max Max Max, elle n’avait plus que ce mot à la bouche). Je commandai un café avec de la crème fouettée en sus, à poser à part sur une petite coupelle. Laquelle s’avéra en pleine lumière d’un très pur bleu de Delft. N’avais-je pas, là aussi, espéré retrouver Günther à mon insu, au petit bonheur la chance, sans avoir pris ce qu’on pourrait appeler une décision préalable ? Delft. Une intuition mal dégrossie, bonne ou mauvaise suivant les jours, me poussait à le chercher partout, sans excepter la Hollande, avec l’aide des employés des chemins de fer et des hôteliers. Cette intuition, mes aïeux, venait de l’intérieur, du tréfonds d’un abîme antique, à vrai dire de si loin que seule une spéléologie de l’âme hautement professionnelle aurait eu le pouvoir d’en découvrir les couloirs secrets. Dans chacune de ces chambres de première classe, la mollesse des oreillers avait porté conseil, et comme je cherchais à chaque fois, allongé sur une courtepointe et le crâne enfoncé dans les plumes, où pouvait bien se trouver l’acteur principal de la mauvaise farce qui avait tout gâché, une ombre, une silhouette, un reflet dans le miroir offraient une suggestion en cadeau.

Ou bien était-ce au guichet où j’achetai mon billet ? Un petit sourire en coin disait « Nimègue… ? Really Warum nicht Delft ? » Et voilà que je quittai Vienne pour le pays du gouda et des polders. Sans hésiter. Par amour pour un petit préposé à la vente des billets qui avait glissé « Delft » comme on laisse fondre une menthe sur la langue.

Bien m’en avait pris. C’est après tout en somnolant dans le train à destination de Delft, ja ja, que je m’étais vu conseillé la rue Watt. Pourquoi donc ? Qui sait… Pourquoi pas, d’ailleurs ! M’est avis qu’on s’en fiche ! Lucette hausserait plus tard les épaules devant tant de naïveté contournée. Pour l’heure, je pris mes clefs et laissai la nuit nantaise me bercer, là-haut, au dernier étage de l’hôtel chaudement recommandé par mon Guide Vert. Il y avait comme dans les relais bavarois un chocolat à la menthe posé bien au milieu sur l’oreiller.

 

8

La nuit fut courte, sans nuage ni pluie ni intempérie d’aucune sorte. Le ciel brossé à l’encre était d’une noirceur définitive. Sans doute en était-il de même pour Loucette, comme aurait dit Maximilien qui prononçait tout à l’allemande, itou für die Margareta. Le ciel, quoi qu’on en dît, était à tout le monde, non par vertu démocratique mais par volonté impériale d’imposer un dernier repos sans manifestation lumineuse ni dérangement atmosphérique qui auraient pu conduire à l’observation, au divertissement, et de là, à petits pas comptés, aux mensonges. Il fallait réfléchir au pire, sonder seul ses dernières pensées. Aussi fermai-je les yeux jusqu’à l’heure matinale du petit-déjeuner ­— continentalou british disait le dépliant bilingue posé sur la table de chevet, le second avec force jus frais, œufs de la ferme, porridge, bacon ou mini-saucisses au choix.

 

À quoi aurais-je bien pu rêver sinon à l’éternelle ritournelle, à la chanson de fête foraine qui traîne dans la tête les jours de grippe passés cloué au lit ? Et donc, comme il se doit, un limonaire était venu faire les cent pas sous les fenêtres de mon palace pour en remettre un coup sans que j’eusse à me lever pour scruter la toile de fond de cet étrange spectacle. Au premier plan, un quidam plutôt pâle qui grimace en tournant la manivelle ; l’engin sur roulettes le précède comme si l’homme se laissait tirer par dépit, sauf quand il lève la tête pour recevoir son écu. C’était tout vu.

J’avais un peu mal à la gorge, un peu mal à la tête, un peu mal partout. Je décidai de faire monter une tisane, n’importe quoi, à vrai dire, d’éloigné des produits de la ferme, et quoi de mieux qu’une verveine sur le coup de sept heures ? Par la force de l’habitude, la tisane est chose du soir, la boisson des enfants sages et des célibataires. Quelle merveille que ce vaste lit tiède et duveteux pour la goûter au petit matin. Comme la sombre rue Watt était loin derrière, et Delft, et Vienne — à vrai dire la vieille Europe fatiguée tout entière… La France seule, en tête-à-tête avec elle-même, m’allait bien mieux.

Lucette n’avait eu de cesse de le répéter, de se moquer, de tout conchier à l’extérieur de l’hexagone dans des lettres adressées à la poste restante, occupée à l’éducation de notre petite à nous. Qu’étais-je donc allé faire ailleurs, j’vous le demande ? Il aurait mieux valu rester, veiller à nos affaires familiales au lieu de décamper comme ça sans crier gare.

Mais bon, pas si simple… L’odeur des fleurs gonflées dans l’eau bouillante qui tiédissait dans ma tasse, une odeur fraîche, sans ornement… une odeur japonaise. Quelle gentille attention. Je me serais volontiers poursuivi jusqu’aux villes impériales de jardins de pierre et de toits vernissés. Kyoto. Nara.

« Günther-san… la quarantaine, un peu dégarni… Non ? Rouquin. Vous ne voyez pas ? » J’aurais fait un geste de la main en remontant les doigts vers le haut du front, puis un autre pour désigner les chaussures impeccablement cirées en toutes circonstances, en imitant le mouvement tournant du chiffon, le dos courbé, ou carrément accroupi à l’extrême-orientale, musclé de la cuisse. Et pour le fameux chapeau ? Un cercle bien dessiné, géométrique. Voyez immédiatement la difficulté pour que l’interlocuteur, tout nippon qu’il soit, ne pense pas à une auréole. Saint Günther ! Mais quelle farce ! J’en renversai presque ma tisane et demandai à la réception qu’on m’apporte extemporanément un atlas.

Si j’avais dû chercher à deux plutôt que seul, tout aurait été différent, c’est à parier : les rencontres, les hôtels et jusqu’aux livres lus par mes camarades de voyage, pour la plupart des inconnus, mais pas toujours.

Avant mon retour à Nantes, j’avais partagé un compartiment avec un futur garde des sceaux opposé à la peine capitale (même pour Günther, ah oui ? euh…). Lui aussi lisait l’Éloge. Lui aussi avait recouvert son livre de papier kraft. Comme Günther, il avait dû donner des mini-récitals pour des cousins fortunés dans une pièce assez haute de plafond qui ressemblait à s’y méprendre au salon parme. Ça alors. Y’a parfois de ces coïncidences… Il ne s’en plaignait pas, bien au contraire. L’après-midi de voyage que nous finîmes par partager seuls tous les deux avant de nous quitter pour toujours en gare de Milan était propice aux confessions. Il participait à une série de congrès en Italie du nord et m’avoua qu’il prenait toujours un immense plaisir à relire l’Éloge avant de prononcer son discours, se félicitait qu’on l’eût obligé à déchiffrer Schubert. Il relisait sans cesse le petit volume charmant de son adolescence, s’était vu offrir, enfant, plusieurs tortues terrestres, dont une de Madagascar avec un carapace aux écailles étoilées, jouait pour lui seul les Impromptus maintenant qu’il était veuf. Bon…

M’aurait-on confié autant de fiers souvenirs, intimes aussi bien que  professionnels, si j’avais été avec Lucette ? Je ne crois pas. Lucette faisait peur aux hommes. Je crois bien qu’elle aurait surpris les ennemis de la guillottine réunis à Milan, les coquins. Si j’avais chassé le Günther avec elle comme sous-lieutenante ou intendante, j’aurais peut-être eu moins de succès.

Aurais-je — tiens — dîné chez Haynes avec Jessie Norman ? Elle était seule à table dans le petit restaurant de la rue Clauzel après avoir chanté La mort de Cléopâtre pour une foule captive. Ça et Les Nuits d’été. Elle aussi, comme tout un chacun, prenait le large avec le livre, cette fois-ci dans sa version anglaise et pareillement recouvert de papier kraft. In Praise of the Tortoise, feuilletait-elle, la Jessie, après avoir berliozé le Tout-Paris, la fourchette piquée dans la soul food du bon Mister Haynes. Je l’observai tant et si bien que je finis à sa table et lui avouai au dessert que j’avais composé l’ouvrage plus que je ne l’avait écrit, car, oui, il s’agissait tout du long d’une œuvre lyrique. « Indeed… that’s what I love about it, you know… the lyrical », confirma Jessie, armée d’une magnifique franchise. Sculpturale, elle était, avec des yeux clairs comme de jeunes amandes pas grillées. Ses doigts caressaient le livre nonchalamment. Puis elle glissa le majeur au milieu, l’ouvrit d’un  coup sec et chantonna à voix basse sur une partition de son cru le chapitre drôlatique « Sketches et tartines ». À la façon romantique, pour rester dans le ton de la soirée, la paume à plat sur les feuilles du livre éclos comme une jeune fleur de printemps. Nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. Et cætera… Le Japon devait bien sûr rester sagement dans les limbes.

La soubrette nantaise tapota à ma porte pour déposer l’atlas sur la courtepointe, et cela suffit à me rappeler que j’étais là pour en finir avec Günther et non point pour perdre mon temps à japoniser. Elle avait la bouche en cœur, une cambrure qui préfigurait une belle scoliose, et portait des sandales d’intérieur sans talon, rapport à son office. Monter, descendre, défaire les lits, porter les plateaux… tout ça, sans cesse et à pas d’heure, n’incitait pas au port de l’escarpin. Qu’importe, car l’absence de talon, phénoménale, insistante, n’enlevait rien à l’élégance de sa cheville. L’observation de la minceur fantômatique de ses semelles confirma qu’on pouvait cambrer le peton à plat. Qui l’eût cru ?

Elle repartit sur la pointe des pieds, ou alors le tapis était-il si épais que je n’entendis rien de plus que le bruit caoutchouteux de la porte qu’on refermait. Une silhouette grise s’était éloignée du lit sous l’uniforme léger de coton blanc. Margareta quittait semblablement la terrasse de l’hôtel en glissant sur les marches, disparaissait dans la nuit claire de Starnberg sans faire de bruit pour regagner en ville son petit studio.

Comme quoi j’en étais depuis belle lurette au chapitre des disparitions et des fantômes. Mais il y avait maintenant, en plus, une accélération. La matière du monde s’effilochait avec une fantastique célérité depuis la rue Watt. C’était tantôt la lumière, comme si on éteignait les lampes en pleine nature, tantôt l’épaisseur des sièges et des dossiers qui diminuait sous mon poids, et jusqu’aux odeurs fines, éparses, des cuisines et des automobiles, qui rendaient l’âme. J’aurais bientôt pour moi tout autour un vent léger, peut-être même une brume translucide sans qualité particulière. Il me suffirait d’avancer à tâtons et le seul poids du monde serait dans ma poche celui du revolver de Margareta. Tiède et amical, lisse au toucher, d’une indubitable dureté, il retrouverait son ami, le sac en plastique gris qui sentait bon la pomme de terre dans l’autre poche. C’était bien la seule réalité qui fût digne de ce nom. Lorsque les morceaux de mon crâne tomberaient en vrac dedans et que le reste de mon corps glisserait intact et sans tête digne de ce nom sur la moquette de ma chambre, j’aurais moi aussi droit par la force des choses à l’effacement.

Je regardai la mer du Japon en pensant à cette chute que je voulais avant tout propre et sans histoire. Un hôtelier peut bien faire sortir les restes d’un quidam par la porte de derrière et la soubrette passer l’aspirateur dans la chambre du drôle de monsieur qui voulait voir le JaponVous vous rendez-compte ? Pas plus tard que ce matin ! J’y ai même monté l’atlas, etc. Quelle charmante naïveté, comme toujours. Je reposai le fichu bouquin par terre, tirai les rideaux et dormis comme un baigneur jusqu’à onze heures.

F.P.

Illustrations aléatoires: René Magritte et Philip Seelen.

 

 

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