Le Passe Muraille

À corps perdus

 

Tout ce que Ian McEwan sait sur le sexe empêché…

par Livia Mattei

On rit un peu  jaune en lisant Sur la plage de Chesil, dernier roman de l’auteur anglais de l’admirable Expiation, chronique d’un atroce gâchis provoqué par le mensonge d’une petite fille, et qui se penche ici sur un autre fiasco.

Une nuit de noces attendue, par Edward, comme l’accession au jardin des délices, et par Florence très redoutée : tel est le point de départ de ce roman doux-amer en lequel d’aucuns n’ont vu qu’une charge contre une société « coincée », avant la libération des sixties, alors que le propos du roman vaut encore aujourd’hui à maints égards.

De fait, c’est dans les zones hypersensibles du rapport que nous entretenons avec notre corps, bien différent en outre selon que nous soyons une femme ou un homme, que le romancier nous emmène avec un mélange de réalisme cru (comme s’il scrutait ses personnages sous une loupe) et d’irrésistible humour, mais aussi de bienveillance amusée et de lucidité « sociologique » aiguë.

« Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges avant leur nuit de noces, et ils vivaient en des temps où parler de ses problèmes sexuels était manifestement impossible. Mais ce n’est jamais facile… » Ainsi commence le roman, au soir d’un mariage à l’église St Mary d’Oxford « sans fausse note », dans une suite d’hôtel sur la côte du Dorset, face à la mer et par temps anglais, donc moyen, en ce jour de la mi-juillet.

Enfin libres après leur « interminable jeunesse », Florence et Edward, nourrissant chacun des « projets grisants » mais pas forcément communs, s’apprêtent à faire le « grand saut » sans oser s’avouer ce qu’ils vivent chacun de leur côté : elle, la musicienne raffinée, une angoisse à base de répulsion physique absolue ; lui, l’amateur de folk-rock râpeux, la plus virile et impatiente envie de lâcher la bonde de son désir.

Edward, issu d’un milieu très moyen, et qui a fait des études d’histoire, a rencontré Florence, brillante violoniste fille d’une universitaire brillante et d’un homme d’affaires. S’ils s’accordent apparemment en bons jeunes gens militant contre la guerre,Edward craint d’être un amant maladroit. Pour être à la hauteur, Florence a potassé un manuel d’initiation censé rassurer les jeunes mariés, mais elle n’a pas le cœur à l’ouvrage. Depuis longtemps, elle a l’impression d’être différente des autres femmes. Son corps est froid, tétanisé par «une terreur viscérale, un dégoût incoercible, aussi palpable que le mal de mer». Et McEwan ajoute: «Coucher avec Edward ne pouvait en aucun cas représenter le comble du bonheur, c’était le prix à payer pour mériter le bonheur.»

Dans la petite suite nuptiale de l’auberge, le dîner s’éternise. Les regards se frôlent. Les mains tremblent. Et lorsqu’il est temps de se glisser vers le lit à baldaquin, l’aubade vire en quelques minutes au vaudeville, le vaudeville à la pantomime grotesque, et la pantomime à la tragédie. Restent les tristes grincements d’un sommier, un oreiller souillé, un homme humilié par son impatience animale et une femme qui s’enfuit en pleine nuit sur la plage de Chesil, à tout jamais, en brisant un mariage qui n’aura duré que quelques heures. Cette lune de fiel, McEwan l’orchestre avec une cruauté froide, en fustigeant l’affreux obscurantisme d’une époque écrasée sous la chape de ses tabous.

Sur la Plage de Chesil est un anti-Amant de Lady Chatterley qui, dans la débâcle des sens, raconte le crash de deux âmes bêtement piégées par une affaire de sexe. De ce fiasco, il ne restera qu’une poignée de remords. Quarante ans plus tard, après avoir dérivé sur sa propre vie comme une barque sans gouvernail, Edward se reprochera encore de n’avoir pas rattrapé Florence sur la plage, cette nuit-là, pour se faire pardonner et pour réparer ses maladresses de jeune soudard. «Lorsqu’il pensait à elle, il n’en revenait pas d’avoir pu laisser partir cette jeune femme et son violon», écrit McEwan à la dernière page de ce roman fulgurant: un jeu de massacre impitoyable, un aller simple vers le plus absurde des enfers. Magnifique écrivain…

Ian McEwan. Sur la plage de Chesil. Gallimard, Du monde entier, 2011.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *