Le Passe Muraille

2084: proies et prédateurs

Un texte inédit de Rorik Dupuis Valder

Nous y voilà. Ce que nous n’avions connu qu’en littérature prend aujourd’hui forme sous nos yeux. À mesure que l’information du média paralyse les instincts de jeu et nous soumet à sa misérable réalité. Le piège paraît trop romanesque, se refermant sur les âmes disponibles comme la gueule ankylosée du crocodile institutionnel. Sans autre parade possible que les mots autorisés. Nul n’est censé ignorer la loi comme nul n’est censé ignorer la littérature. Vous avez été prévenus. Les fantaisies prémonitoires des plus inspirés font désormais couler les larmes, de détresse et de sueur froide, sur nos corps révoltés. Saisis par la loi.

« Il va falloir vivre avec », nous dit-on, en nous laissant démocratiquement le choix de la résignation ou de l’illusion. Oui, il va falloir vivre avec la monstruosité de nos maîtres. Il va falloir les accompagner vers notre asservissement ultime. Acceptons enfin qu’ils nous protègent, qu’ils nous soignent, qu’ils nous aiment, nous et nos enfants. Nous ne sommes pas compétents pour cela. Eux seuls disposent du savoir-faire. Du pouvoir. Offrons-leur communément notre confiance la plus intime. En considérant fièrement ce qu’ils daignent nous apporter en retour : l’argent, la santé, le divertissement et le confort. Le bien, en somme. N’est-ce pas cela, le progrès des progrès ? L’accès définitif au Bien ? De quoi se plaint-on au juste ?

Toi l’être épanoui, l’homme sédentaire, connecté, salarié, intégré, de quoi te plains-tu ? Par ton admirable patience, n’as-tu pas su acquérir tous les attributs, matériels et comportementaux, nécessaires à l’accomplissement de ta modernité ? Regarde comme tu es digne, comme tu satisfais le modèle. C’est toi qui fais le monde aujourd’hui, de ta conformité et de ton application silencieuse. Toi qui le fais de ta peur de penser. De ton rejet de la musique. Comme tu es beau, toi l’homme moderne, l’homme suivi et validé, paré de tes combinaisons anti-Cupidon et de ton sexe électronique. Comme tu as fière allure.

Alors, vas-y, qu’attends-tu maintenant ? Après tout, la vie n’est qu’une question d’habitude. C’est par notre faculté d’adaptation que nous nous distinguons. Par la raison et le pacifisme que nous nous illustrons parmi les bêtes. Ces bêtes dont nous empruntons ironiquement les noms pour nous insulter. Allons-y, espérons. Mieux, prions. Votons. Payons. Puisque tout finit par s’arranger. Laissons faire le temps, nous ne sommes rien. Rien à côté d’eux. Nous n’avons pas la prétention de changer le monde. Il serait indécent, risible, de songer à changer le monde. Car ça n’est pas notre affaire. Il n’y a que nos maîtres qui sachent faire. Nous, nous validons. Nous nous exprimons. Nous admirons. Sur nos écrans.

Il n’y a qu’à les imaginer, les deviner sous les muselières, les sourires. Le bonheur s’adapte aussi. Ne soyons pas de mauvaise foi. Sceptiques et réactionnaires que nous sommes. Tout cela, c’est pour notre bien. Notre sûreté. Oui il faut savoir sacrifier un peu de son espace pour la sécurité de nos enfants. Confions-les donc à nos maîtres-guérisseurs. À nos maîtres-savants. Protégeons-les. Du mal. De nous. Et d’eux-mêmes. Car ce sont eux, nos enfants, qui prolongeront consciencieusement nos rêves d’évolution, montrons-leur la voie de la paix éternelle. Dans l’obéissance, dans la mesure, dans la solidarité hygiénique et la responsabilité : ne prenons plus le risque de vivre. Ni celui de nous aimer.

Ou si dans l’échange, l’effort et la critique nous devions nous exterminer, faisons-le au moins, de ce qu’il nous reste d’humanité, par passion.

Rorik Dupuis Valder, 15/05/2020

 

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