Le Passe Muraille

Guido Ceronetti sans frontières, ou la complainte des grillons

Hommage

À propos d’Insectes sans frontières de Guido Ceronetti,

par Anne Marie Jaton

Depuis septembre 2018, le Professore, comme on l’appelait affectueusement dans son bourg toscan, n’est plus qu’une ombre dans sa maison remplie de livres, d’encres de Chine, de dessins, d’affiches du Teatro dei Sensibili et de multiples sortes de thé. Il attendait la mort, souffrant de et dans son enveloppe charnelle, déplorant le bruit omniprésent, l’abime entre la nature, l’animal et l’homme, la bêtise vertigineuse et la perte d’une mémoire où ne survivaient que les bribes des poèmes aimés, récités le soir à la chandelle au profit des happy few pour lesquels la porte de son antre de Cetona était ouverte. Il regardait alors ses interlocuteurs avec un petit regard en dessous, un peu méfiant, cherchant dans leur regard un brin de tendresse et une minuscule flamme d’angélisme.

   Insectes sans frontières, Pensées du Philosophe Inconnu[1]est unpot-pourri d’éclairs et d’aphorismes, qu’il appelle des « fragments de miettes » ou encore « des illuminations spermatiques métaphysiques » ; c’est le livre d’un misanthrope farouche, un blessé de l’âme et du cœur qui déclarait : « il y a de la douceur à se penser seul ».

Le pessimiste chronique tonne contre : contre toute forme de violence, des guerres aux abattoirs de la « vaste humanité carnivore »,  la machine urbaine inflexible, la sacralisation de la vie et le Coca-cola, la propagation de l’espèce et l’abus de sucre, les arbres asphyxiés ou brutalement coupés, la fin des glaciers « éternels » et l’antisémitisme, virus récurrent, obstiné et incompréhensible.

Pour lui, l’homme n’est sur la terre qu’« un hôte provisoire et aux tendances criminelles ». Il interprète Une Charogne de Baudelaire comme l’illustration de la dégénérescence progressive de la démocratie italienne et vitupère contre l’ « Histoire exterminatrice de l’Occident », dont il n’attend qu’ « effondrement et dévastation ». Enfin, et pour filer la métaphore des insectes, quelques passages contre la politique, les politiciens et leur rhétorique creuse ne sont décidément pas… piqués des hannetons.

Le livre est aussi, plus en sourdine, pour : la peinture de Millet, la Véronique de Bosch (à laquelle il ressemble un peu), La fleur du marécage d’Odilon Redon, un vitrail dans une église du sud de la France, les poètes qu’il aimait, l’affection et les caresses d’une femme, les feuillages, un pan de ciel dérobé à la métropole.

Il défend ici comme ailleurs le droit de ne pas être condamné à vivre pendant des années attaché à une machine comme un légume mais de recevoir une mort miséricordieuse. Il nous raconte que les dictionnaires (il en possédait plus de deux cents) vivent dans sa maison comme des Lares, des « saints sans lumignon ». La nostalgie du sacré, présente dans toute son œuvre, est décrite comme la perte d’une immense coulée de lave incandescente qui aurait laissé la place à des âmes se réchauffant désormais à petit feu, au bain-marie…

La vaste culture du Maître, traducteur du Qohélet,du Cantique des Cantiques,de Martial, d’Horace et de bien d’autres, nous surprend au détour de nombreuses pages. On se délecte de l’histoire de la vierge Hypatie, philosophe néoplatonicienne, astronome et mathématicienne du IIIesiècle après J.-C, avant de suivre l’écrivain dans sa bibliothèque foisonnante à la recherche de l’Abrégé de grammaire hébraïque de Spinoza, écrite en latin, que le commun des mortels n’a pas forcément sur ses propres rayons, ou encore dans ses réflexions sur le Bodhisattva, « qui perçoit les sons de la Souffrance du Monde, immense et infinie ».

On pénètre avec lui dans la mansarde de Cioran, rue de l’Odéon à Paris, pour écouter le rire sonore du plus pessimiste des écrivains, celui qui écrivait de son compère italien : « Ne redoutez pas de le rencontrer : de tous les êtres, les moins insupportables sont ceux qui haïssent les hommes. Il ne faut jamais fuir un misanthrope » (Exercices d’admiration).

Des réflexions sur la nature et l’importance de la philosophie ayant comme objet à la fois le bonheur et l’oubli de soi plutôt que le savoir et  la vérité,  serpentent en outre tout le long du texte, illustrant sa conception du voyage sur la Grande Route.

Provocateur paisible, convaincu que la misère du corps humain est infinie, que  la civilisation est un bagne et que l’humanité effleure l’absolu de la perfection dans le mal, Ceronetti se soucie peu des tabous et du politically correct : « La société égalitaire est […] la fosse commune des vivants ». Il défend le désir de câlinerie et d’érotisme (avec ses illusions magiques de félicité) « des vieux croûtons », ceux qui « rêvent à des amandiers fleuris en novembre » mais dépérissent « comme un héron sur un lac sans poissons ».

Et, anticipant l’heure apocalyptique du Coronavirus, qui pose aujourd’hui de cruciaux problèmes éthiques aux médecins et aux philosophes, trop souvent obligés de choisir, il défend le droit à la vie de tout un chacun : « la piété […] qui ne s’adresse pas tout à la fois au centenaire et au nouveau-né n’est qu’un méprisable crachat ». L’univers de l’écrivain ne se limite pas à notre pauvre monde malade, il s’étend aux espaces orbitaux et galactiques, dont le fascinent le passé (« l’insoluble énigme de l’Origine ») et l’avenir (« le clair-obscur de ce que nous sommes et de ce que nous serons »).

Dans ce livre que l’on peut ouvrir à n’importe quelle page pour méditer longuement, deux fils rouges tissent le texte : le non-sens de la vie et la mort. Survivre, punition infâme, c’est « oublier qu’on a été inutile, qu’on n’a pu mettre en lieu sûr ni la femme, ni l’arbre, ni les pères, que nous n’avons fait qu’écouter le gémissement de la rose ». La mort, quant à elle, est déjà là : elle a commencé avec la vieillesse abhorrée, qui est selon lui le moment où, comme disait Beckett, « Je regarde ma lumière qui meurt ».

Mais les insectes dans tout cela? Ancêtres de l’homme, ils apparaissent surtout, mouches coprophages et araignées sacrées, dans les premières pages en guise de malicieuse leçon d’humilité à l’homme qui se croit le Roi de la terre : « écraser un insecte aggrave la dette karmique. Les coccinelles, les papillons blancs et noirs, les lucioles de nuit éloignent les griffes invisibles des Ténèbres. Le bourdonnement des ruches, le chœur des cigales, le chant des grillons, contribuent à créer une thérapie musicale de haute élévation ».

Une thérapie musicale…

Cher Guido, où que tu soies, je tiens à t’informer, en conclusion de ce trop bref hommage, que la technique (dont tu haïssais la domination et les excès) a accompli un petit miracle : la complainte des grillons, que nous percevons comme un grincement monotone, enregistré et ralenti 280 fois (le chiffre est équivalent à la différence entre la durée moyenne de la vie de l’insecte et celle d’un être humain) produit une musique sublime, tissée d’harmonies subtiles, un véritable chœur céleste.

Mais tu l’entendais déjà, n’est-ce pas ?

Anne Marie Jaton

[1]Traduit de l’italien, notes et postface de Samuel Brussell, Editions du Cerf 2019 (édition originale, Adelphi 2009).

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