Bagatelles pour d’autres nuits
Quentin Mouron en manière noire
(Notes poétiques inédites)
Nocturne XCV
Tu tends vers le ciel tes bras d’usure et d’absence ; tu bois le lait métallique des cauchemars de l’enfance ; tu penses : que reste-t-il de nos nuages dans le ciel de mon indifférence ; un oiseau ; un grand rire ; un rayon de lune comme une tige d’acier trop mince ; dehors la pluie brûle plus qu’elle ne mouille ; tes nuits grincent ; les miennes rouillent.
Giez, novembre 2023
Nocturne XCVI
Te rappelles-tu l’envol de nos serments émus ; deux sylphes au vent ; deux silhouettes aériennes insoutenablement ; mais des éclats de plomb logeaient dans la plante de nos pensées ; tes cheveux tombaient sur le sommet des pins, tandis que les bombes, les bombes… enfin… ; te rappelles-tu comme nous étions soulevés au-delà des larmes et des charniers ; et pourtant les larmes, et pourtant les charniers… ; te rappelles-tu l’envol imparfait de nos corps abîmés ; te rappelles-tu nos baisers pneumatiques cent fois recommencés ; tandis que la terre… la terre… deux sylphes nus ; te rappelles-tu que nous avions un ciel avant d’être vaincus.
Giez, novembre 2023
Nocturne XCVII
La nuit brillait autour de mon index ; songes incrustés ; soupirs de métal pur ; serments d’un soir forgés dans les flammes ; scintillements sur le gris de mon mur ; la vie tordue sous les coups de marteau ; l’enclume ; tes lèvres ; la brume ; et toujours la forge, et toujours les flammes, un soir la nuit brillait autour de nos poignets ; et tu devins destin sans cesser d’être femme.
Lausanne, novembre 2023
Nocturne XCVIII
Jeux d’eau et de sang ; littérature ; cheval de bois grinçant balancé aux ordures ; faux-semblants ; ta tête est deux fois ceinte de caresses ; théâtre mi-clos ; répliques malapprises ; jeux d’amour et d’adresse ; nudité ; indécence ; monologues titubant le long de ton absence ; un soir, t’en souviens-tu, nous jouions à nous aimer ; et le rideau est tombé ; pour le meilleur et pour le pire ; tombé comme le couteau d’une guillotine sur le cou d’un condamné pour rire.
Giez, novembre 2023
Nocturne XCIX
Minuit sonne au clocher de tes lèvres d’agrume ; l’acidité de ton mystère ; tes sucs ; tes écorces ; la succion orangée de nos vieilles nuits d’hiver ; la brume ; un réverbère ; un écho mort ; l’ombre d’un chat ; minuit sonne ; la pluie tombe sur les toits de Genève ; minuit sonne pour la deuxième fois ; tu t’endors toute nue en travers de mon rêve.
Giez, novembre 2023
Nocturne C
Mon atelier se trouve à l’avant-poste de l’hiver
Dans la rue sans issue où les lueurs mentent
Bras de pierre
Ébauche d’une main
Ton corps frisonne au bout de mon burin
Et plus je te façonne et plus tu t’absentes
Minuit sonne
Tu es nue et la nuit est immense.
Giez, novembre 2023.
Nocturne CI
Tu as cessé de rire
Tes doigts ne courent plus
Sur le piano
Les invités ne sont pas revenus
Les charnières grincent
Tout n’est qu’absence
Et mesure de l’absence
Tu aimerais savoir pleurer
Nulle cheminée ne fume au-dessus
De ton regard inhabité.
Giez, décembre 2023
Nocturne CII
Vigie Rien ne dort en cette nuit
Hérissée de rêves
Et de réminiscences – dans la douleur
Les deux se confondent –
Seuls sont distincts
Les battements
De ton cœur
Et les égarements
De ton esprit – est-ce ton esprit ou le mien –
Vigie Le lit brûle Nos mains fondent
Rien ne luit en cette nuit profonde.
Giez, décembre 2023
Nocturne CIII
Assise en tailleur sur le lit
– ce lit qui transforme
Les froides désinences de l’obscur
En soupirs incendiés –
Tu lis
Sur mes lèvres
Des mots insensés
Je dis :
L’amour est un somnambule
Muet
Qui gesticule
Sur le rebord d’un parapet
Assise en tailleur sur le lit
Dans l’obscurité
Tu souris
Au fond de quelle nuit
Achèves-tu de tomber ?
Au fond de quel secret ?
Lausanne, décembre 2023
Nocturne CIV
Nue
Debout
Sur le seuil
Irrévocable
De notre tendresse
Tu brilles
Encore
Et même l’absence de tes ongles me griffe
Tandis
Que tes paillettes sont une constellation morte
Tes jambes glissent hors du lit
Tes bras aussi
Et rien ne me supporte
Plus
Que le souvenir
Ému
De nos soupirs.
Giez, décembre 2023.
Nocturne CV
À A.
La nuit est belle et toi
Je te revois
Enfin
Nous avons changé
Qui est-ce qui ne change pas ?
Les mois ont passé
Les mois
Sont tombés sur nos épaules comme la pluie froide
De cette ville maussade
Où nous ne cessons de revenir
De nous retrouver
D’où nous ne cessons de repartir
Est-ce que tu es bien rentrée ?
Mes mains te cherchent dans la nuit
Quand les tiennes la déchirent.
Genève, décembre 2023.