Le Passe Muraille

Aux sources cachées de l’écriture

À propos du dernier essai littéraire de Sophie Képès,

par Francis Vladimir

 

Écrire c’est être ermite. À l’image du tableau choisie par Sophie Képès. Ermite dans le paysage, d’inspiration flamande, au musée Sainte-Croix de Poitiers. Avec cet essai dont l’amplitude de pensée l’accorde à ceux qui, avant elle, ont su dire, parler de leur art, Sophie Képès invite à une traversée du sens, de ce que l’acte d’écrire constitue de puissant et de mystérieux, d’inavoué et de révélateur, de torturé et d’apaisé. Tout part des questions de l’écrivaine, qui écrit l’essai, à l’écrivaine qu’elle est devenue. Un dédoublement de soi pour constat comptable d’huissier littéraire, en débits et crédits de l’existence. Minutie et vérité. L’écriture en tant qu’atelier de dignité.

Sophie Képès

Cette façon de se confronter à soi, de passer le miroir du pourquoi et pour quoi de l’écriture, elle le fait en toute lucidité ouvrant les yeux sur le terreau de l’écriture et les matériaux de construction du texte notant, Alice Miller en rappel, que nombre d’écrivains furent marqués au fer rouge de leur enfance. Les atteintes à leur intégrité morale ou physique, sans forcer le trait, leur ont ouvert la voie à la possibilité de l’art, de son exercice boiteux parce que rien ne se révèle d’emblée, dans la clarté imminente et aveuglante que tout artiste recherche et à laquelle il se valide lui-même. C’est sans précaution oratoire, dans une langue limpide que Sophie Képès avance sur les tenants et les aboutissants de l’écriture. Elle le fait avec une besace remplie à ras bord de laquelle, chapitre après chapitre, elle procède pour le lecteur à l’élucidation de l’acte d’écrire. Elle même s’est construite en contre. Famille je vous hais. Combien d’écrivains ont-eu à mettre à bas le tabou familial, qu’il soit du secret englouti des familles ou de leur propre expérience de silence qu’ils se forcèrent à garder, consciemment ou inconsciemment ? Comment surmonter, faire avec le manque ?

Avec une aisance, une parole libre, dans un formidable équilibre des contraires, Sophie Képès interrogent au fil des pages nombre de situations et la sienne en propre, ses choix, ses impulsions qui lui donneront matière à écrire elle-même, à s’expérimenter dans le risque et le danger à une recherche d’écriture pour dire le réel ( Un café sur la colline, Le fou de l’autre, Probe et libre-un écrivain juré d’assises, la bataille de Villani…).

Les références d’écrivains donnent la chair du livre. Dans le désordre, Tchekhov, Bounine, Tolstoï, Dostoïevski, Woolf, Roth, Kafka, Zweig, Kleist, Duras, Camus, Sartre, Colette, Gracq, Michon, Huston, Aragon, Gary, Grenier, Morrison, Némirosky, Sand, Hugo, Proust, Cohen, Rilke… Lire le livre de Sophie Képès c’est se plonger dans un bain de jouvence littéraire car c’est remonter à l’origine, au déclencheur, au rapport au monde. « Bien sûr, affirmer que l’écriture est une activité solitaire est un truisme. Elle fait de celui qui écrit un marginal, fût-il sociable en apparence. On écrit toujours à la lisière, à l’orée, sur la ligne de crête, entre deux eaux, entre deux feux, entre chien et loup ».

Alors que beaucoup a déjà été dit, par un travail de douze années, Sophie Képès s’aventure sur les brisées de ses prédécesseurs, avec un art consommé et irréfutable d’écrivain. Elle le fait, par absolu et une curiosité qui ne perd jamais de sa gravité essentielle car écrire est une mise en danger d’autrui, si l’on veut bien considérer que l’écrivain est aussi cet autre de lui-même. La quête constante pour savoir qui il est en tant qu’auteur.  « Dans ton récit – L ‘avenir de la guerre -, tu nommes « désappartenir » ce processus fondamental. Désappartenir, c’est se libérer de toute autre loyauté autre que celle qui est due à l’oeuvre. C’est placer cette dernière au-dessus de tous les autres impératifs catégoriques ».

Il y a   un rien de magistral dans ce livre, un rien d’évidence, un rien de oui mais c’est bien ça, de mécanismes secrets mis au jour, donnés à la lumière de notre compréhension, un rien d’une approche profondément bienveillante mais sans concession, qui font de cet essai, à la densité psychologique manifeste, un objet littéraire impressionnant et réjouissant à lire. Il offre au lecteur une grille d’approche des œuvres et des auteurs, une invitation au voyage, dans l’élucidation même des raisons qu’il se donne de lire et dans le dévoilement des raisons profondes qui sous-tendent le livre qu’il tient dans ses mains.

Sophie Képès. Désappartenir – Psychologie de la création littéraire,  aux éditions Maurice Nadeau – 240p. 19€.

F. V.

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