Le Passe Muraille

Quelles nouvelles de France d’hier et de ce matin ?

Un titre mirifique, qui en jette. 21 auteurs français du XXème siècle. Au-delà du titre un rien provocateur, cet opus, décliné d’écrivaines reconnues en auteurs patentés, tresse un beau collier de perles, au reflets moirés, dans le clair-obscur des existences.

Ouvrir avec Colette et clore avec Annie Ernaux, Nobel oblige, clin d’oeil ou taquinerie littéraire, créant une proximité d’époques avec des auteurs pour beaucoup disparus mais si présents à les lire. Belle idée de départ qui s’acte au final par une belle réussite. De plus, un tel livre a le mérite ( immense) de la piqûre de rappel car en littérature il est bon de revenir aux fondamentaux, au bon vieux temps où les écrivains trouvaient dans la forme courte ce qui leur donnerait l’occasion, plus tard, de rallonger la sauce, car pour faire long faut-il déjà savoir faire court. Point de gant donc pour relever ou défendre la nouvelle qui, si on y regarde à deux fois n’a jamais été abandonnée ou jetée aux orties. Il en est peut-être de celle-ci comme des poèmes restés en bataille dans les fonds de tiroirs. Et nous voici remis en selle pour de belles échappées, aux paginations variables. Les notices éclairantes qui suivent chacune d’entre elles, sont des petits trésors d’érudition bienvenue. Ces fins connaisseurs des auteurs réunis participent de l’engouement pour l’ensemble.

Si l’on en vient au cœur du sujet, les nouvelles retenues, on est sensible au fait que le projet s’il ne peut embrasser la totalité du siècle écoulé, du moins s’en fait-il l’écho, décennie après décennie. Si tout choix peut-être discuté, nous ne saurions lever une quelconque dispute ou controverse. Tel qu’il est, nous le faisons nôtre et rendons grâce, aux initiateurs, de nous remettre en bouche le court ( comme au cinéma on dirait le court-métrage en référence au long-métrage) annonciateur de vraies dégustations littéraires.

Voilà donc que reviennent de grands disparus, Colette avec les coulisses du théâtre et de la danse des années 1910, avec le fantomatique Affaméet l’obstinée Travailleuse. Apollinaire, facétieux conteur, détournant les horreurs de la grande guerre, avec Chirurgie esthétique, Trains de guerre, et Traitement thyroïdien. Morand, intriquant déception amoureuse et échec politique de son narrateur-politicien anonyme, dans la nuit de Babylone qui en évoque bien d’autres : « Je marche, mon chapeau à la main. Comme je n’ai plus beaucoup de cheveux, la fraîcheur de la nuit arrive tout de suite. Je n’ai pas envie de me coucher. Je m’échappe. Il est 1 heure. Des quartiers entiers s’éteignent d’un coup. La police use l’asphalte. Je sens venir une de ces crises nerveuses qui sont pour moi récente et que je redoute. Peut-être sont-elles dues à ma blessure, à l’excès de travail ? » .

« Madame en sa tour monte » texte d’Aragon, adressé à Breton ( la belle époque des amitiés du front ) lyrique et déroutant : « les bottines des Matisse toujours/aux couleurs de la vie et de la vogue/volontiers entretiennent l’équivoque/entre les arts et les amours ». La jeunesse bientôt brisée dans Ébauche d’une nouvelle, un inachevé de Raymond Radiguet et son diable au corps pour Alice au fiancé allemand. « On racontait à Montparnasse qu’elle avait été violée par tout un régiment allemand. C’était une réfugiée. On expliquait ainsi sa pudeur, sa pudibonderie. Furieux de mon échec, je faillis lui dire qu’on avait pas le droit, quand on était elle, de se montrer si difficile. Mais était-ce vrai ? Et en tout cas je n’avais pas le droit de lui reprocher. Il y a des choses tragiques qui prêtent à rire : une chute, etc…, ou à des allusions égrillardes, alors que par contre on respecte infiniment des choses risibles. »

Une journée aux courses pour Montherlant qui glisse son regard sur la mort, avec le j’ai honte entendu d’un homme à terre de sorte que sa nouvelle La mort du bourgeois, livre en trois petites pages, son observation tranchante de l’éphémère de la vie et le chant profond d’une écriture. Pour évoquer Le temps mort de Marcel Aymé, empruntons les mots de Jean-Louis Kuffer qui, dans Les jardins suspendus ( passionnants de bout en bout), note… « que l’humour dépasse l’ironie chez Marcel Aymé et que, bien au-delà du trait d’esprit se manifeste chez lui le sourire de l’homme désillusionné ». On ne saurait mieux dire et portraiturer. Pauvre Martin, pauvre misère… « N’exister qu’un jour sur deux est une chose qui révolte le bon sens » Texte tordant mais tendre et compassionnel du début à la fin.

Une forte tête d’Alexandre Vialatte prend l’accent auvergnat. Celui d’un oncle, quincaillier de son état, énigmatique et obsessionnel, un rien extravagant, faisant la nique à ses héritiers. Et une nouvelle fois citons JL.Kuffer « Lire Vialatte, c’est revivre…. ce qu’il y a de prodigieusement revigorant chez Vialatte, c’est qu’il aime le monde. Tout simplement : il aime. ».

Notre Dame-des-Hirondelles de Marguerite Yourcenar la bien nommée ou l’histoire d’un moine en proie à des nymphes, silhouettes évanescentes et vibrantes de jeunesse, tentantes à souhait, réfugiées dans une grotte ou comment combattre le malin avec le secours de la vierge Marie et des hirondelles. Une histoire au rebours du moine noir de Tchékhov dans une Grèce visitée par cette grande dame de la littérature : « Et Marie s’en alla par le sentier qui ne menait nulle part, en femme à qui il importe peu que les chemins finissent, puisqu’elle sait le moyen de marcher dans le ciel ».

Le mur de Sartre, nouvelle de 1939, directement inspirée de la guerre d’Espagne. Huis clos à la construction théâtrale sur l’attente, l’écoulement et la perception du temps, les silences de la dernière nuit, l’angoisse sourde, la peur et l’incommunicabilité, le dénouement funeste frisant l’absurde. Comme un pendant, cent ans plus tard, au dernier jour d’un condamné de Victor Hugo comme le rappelle fort justement Jean-François Louette : « Tom s’était levé, il se plaça juste en dessous de l’ouverture ronde et se mit à guetter le jour. Moi, j’étais buté, je voulais mourir proprement et je ne pensais qu’à ça. Mais, par en dessous, depuis que le médecin nous avait dit l’heure, je sentais le temps qui filait, qui gouttait goutte à goutte. ». M. Rose – première nouvelle d’Irène Némirovski parue sous l’occupation, ouvrant ainsi ce temps où la vie personnelle de l’écrivaine sera rattrapée tout entière par l’histoire de la guerre – jusqu’à son arrestation comme juive, sa déportation puis sa mort à Auschwitz le 19 août 1942 ( notice de Christelle Reggiani) – « L’existence devenait de plus en plus semblable à un cauchemar. Les restaurants, les hôtels, les maisons particulières n’avaient plus une seule chambre, plus un seul lit, plus un mètre carré de sol disponible, plus une miette de pain à fournir. À Chartres, on distribua de la soupe aux réfugiés à la porte d’une caserne, et M. Rose pleura de joie en recevant sa part ». La nouvelle réaliste raccroche la débâcle de 1940 à celle d’un homme d’argent, M. Rose, dont la rencontre avec Marc, jeune homme de cœur, viendra celer le destin bousculant ainsi une fatalité qui paraissait d’évidence écrite et dont la scène finale rappelle la scène d’ouverture de l’inoubliable film de René Clément, Jeux interdits.

Avec Fabien Julien Green nous offre une nouvelle aux contours cachés, l’amour dans un placard par les yeux d’un jeune garçon réfugié dans un réduit. Si le regard du jeune garçon s’attarde sur chaque coin et recoins de la chambre du cousin Fabien, l’intensité du récit lui confère un rien de fantastique. « Mon frère aîné disait parfois que Fabien ressemblait à un faune à qui l’on eût annoncé que le grand Pan était mort, ou à un faune baptisé, et il y avait des moments où l’on comprenait bien ce qu’il voulait dire, mais d’ordinaire ces analogies tombaient à côté ». À quoi répond l’onirisme d’André Pieyre de Mandiargues avec Le pont, où rêverie et réalité soutiennent le récit de la rencontre amoureuse de Damien et de Camille ( Oups ! Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais ! Et l’atmosphère rendue par Jean-Gabriel Albicocco). « Ces prestiges se poursuivirent avec une réalité presque blessante jusqu’à ce que le matin eût imposé aux trous des volets de laides étoiles pâles, alors la musique faiblit, puis cessa complètement, et l’on entendit plus que le chant des oiseaux établis dans le lierre ou sur les branches à côté du toit ».

Moderato Cantabile, de Duras, la nouvelle anticipe sur le roman publié aux éditions de Minuit en 1958 et le film de Peter Brook, de 1960, avec Jeanne Moreau et Jean-Paul Belmondo en incarnations inoubliables d’Anne Desbaresde et de Chauvin ( notice de Brigitte Ferrato-Combe). Mais lisez donc, nonobstant l’admiration que l’on puisse porter à cette autre Marguerite des Lettres – le court pastiche désopilant, autour de l’amant, et plus vrai que nature, de JL Kuffer dans « Les jardins suspendus » ( avouons qu’il nous facilite la tâche !).

Requiem et Background de Philippe Sollers, deux textes ancrés dans l’histoire même du pays, la guerre d’Algérie, et son vécu personnel. De la perte de l’ami sur le champ de bataille au refus de se battre pour cette sale guerre, ces deux volets autobiographiques rendent comptent d’une saison en enfer pour l’écrivain. D’une écriture clinique et troublante s’opère sous les yeux du lecteur, dans la première nouvelle, la séparation définitive d’avec l’ami lors des obsèques, et le séjour du jeune Sollers, seconde nouvelle, dans un hôpital de province et les traitements subis. « Dans l’encadrement de la porte sur le seuil de laquelle il attend son tour, il aperçoit le bras garrotté, tendu poing fermé à l’horizontale, de celui qui le précède. Une femme enfonce maladroitement, à plusieurs reprises, l’aiguille dans la veine. Le sang coule dans le tube transparent. Enfin, l’aiguille est arrachée d’un geste sec, le bras replié. »

Monologue de Simone de Beauvoir, d’une écriture étonnamment éruptive, désespérée, tout droit soufflée dans l’oreille de l’écrivaine par un Jean Cocteau que redonnerait de la Voix humaine, nous plongeant dans les affres les plus obscures d’une âme esseulée, où le sordide d’une pensée à la dérive se débat au bord de l’engloutissement. Cri intérieur porté par un essoufflement, une transe de femme, perdue mais avide de survivre à la mort de sa fille, à l’abandon-éloignement de l’époux, plongée dans le désert affectif, la séparation d’avec Francis, son propre fils, toutes choses qui forment le magma, l’agrégat d’une existence, d’une condition féminine, désormais à vau l’eau, où la folie instille et fourbit ses armes. « Pauvre merle blanc. Il est seul au monde. C’est ça qui les emmerde : je suis quelqu’un de trop bien. Ils voudraient me supprimer ils m’ont mis en cage. Enfermée claquemurée je finirai par mourir d’ennui vraiment mourir. Il paraît que ça arrive même à des nourrissons quand personne ne s’occupe d’eux. Le crime parfait qui ne laisse pas de trace ». Ah ! Josiane Balasko dans le rôle de cette femme rompue au théâtre des Bouffes du Nord ! Suivent trois nouvelles de Françoise Sagan, Le gigolo, l’homme étendu et l’étang de solitude. La patte et la pâte Sagan font ici merveille dans ces courts textes. Le désenchantement n’est jamais loin, le phrasé, l’ironie froide, le regard sans concession de l’écrivaine oeuvrent à chaque page. Le cynisme pointe son nez. Roue de secours de l’écrivaine. Ou bouée pour continuer à aspirer des goulées d’oxygène. Le lecteur en jugera.

Dans Récit 6 de Jean Cayrol, les plans larges et descriptifs alternent avec des plans rapprochés. La caméra reste toujours à une distance objective des sujets qu’elle capte. Pas de cadrage subjectif des visages ( notice de Florence Didier-Lambert). Écriture précise et silencieuse. Sur une plage, no mans land non-identifiable, – le Liban des années 1980 ? – la guerre mitraille aussi les châteaux de sable…

L’expatrié, dédié aux voyageurs, de Marcelin Pleynet, texte sur la rupture (quitter sa femme, ses enfants, sa Pologne natale ), la perte ( la perte de la confiance, le soupçon, l’abandon irrémédiable de la famille) et la liberté ( l’étranger face à la mer et à lui-même, le sentiment d’une respiration nouvelle, de l’apaisement, se sentir et se reconnaître autre) : « Depuis qu’il était arrivé dans ce misérable hôtel de plage, il se répétait cela : il était libre, physiquement libre. Il était entièrement et physiquement libre… Il était entier », l’absurde de la vie proche de Camus.

Entre rêve et réalité, Frédéric Berthet brouille les cartes « Ce qu’ils appelaient désespoir ». Texte d’apocalypse annoncée qui m’évoque, paradoxalement, Mélancholia de Lars Von Trier : « Alors les sirènes se mirent à hurler, avec une telle violence qu’il porta ses mains à ses oreilles. Leur bruit seul aurait suffi à le jeter à terre, dans des souffrances qui devaient peut-être annoncer celles dont ils étaient menacés. Le ciel s’était teinté de couleurs inexplicables. C’était comme une aurore exagérée qui se levait à l’horizon dans une invraisemblable profusion de jaunes, de bleus, de roses et de mauves. »

Le dernier court, d’Annie Ernaux, est un précipité de l’impondérable, du fugitif de la rencontre et de l’approche des corps amoureux : Fragments autour de Philippe V. Le rapport au temps et à l’écriture et ce rien de scandaleusement mis en mot entre expérience et observation clinique et, en deux temps trois mouvements, une belle montée des marches du désir . Texte d’urgence jouissive qui donnerait quelques idées aux amants et amantes en manque de créativité érotique… avec une sensation d’être là, pour le lecteur, comme si la révélation du texte (comme épreuve photographique) commandait la retenue muette, tous sens aux aguets, d’avec l’objet de la réjouissance littéraire. « Écrire et faire l’amour. Je sens unlien essentiel entre les deux. Je ne peux l’expliquer, seulement retranscrire des moments où celui-ci m’apparaît comme une évidence. »

Telle une poupée russe, au fil de la lecture, le livre emboîte et désemboîte à souhait ces nouvelles qui font commun, qu’on peut affubler d’un autre dénominatif, mais qu’importe après tout, puisque chaque texte se fait l’écho et porte-voix de l’ensemble, affirmant la présence de l’écrivain.

Francis Vladimir

 

Les meilleures nouvelles françaises du XXème siècle . Éditions Rue Saint Ambroise, 2022, 385 p. Sous la direction de Bernardo Toro et Florence Didier-Lambert

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