Le Passe Muraille

Comme une lumière dans les ténèbres

Découverte d’un nouvel auteur,

avec Homéomorphe de Yann Brunel. 

par Francis Vladimir

Une variété ou une surface est close si elle est compacte sans bord.

Magistral. Lecture faite de cet épais roman, on ne peut que saluer, la venue d’un nouvel auteur. Rarement un premier livre aura laissé cette impression de totalité, de recension de tous les autres livres qui aurait pu le précéder, le préparer, l’annoncer. Une telle maîtrise littéraire s’apparente à un coup de maître.

Le coup de chapeau donné, l’émerveillement de lecture passé, reste à rendre  compte, avec gratitude, d’un texte d’une curiosité rare, d’une force aux soubassements telluriques, d’une plongée dans les ténèbres pour remonter vers la lumière. Homéomorphe est un texte en noir et blanc, un texte qui tranche dans le vif des personnages, qui ne s’embarrasse d’aucune espèce de prévention à leur égard. De quoi Homéomorphe est-il la forme exacte, la forme identique ? Ramené à ce piteux énoncé, la réponse à cette question du lecteur lambda que je suis, tient dans une enquête crépusculaire qui vient raviver et revisiter l’histoire initiale d’une famille, vampirisant un à un les pions de l’échiquier humain.

En ouverture, l’hospitalisation de Vladimir P., l’étrange comportement de son fils Dmitri, tout du long du livre, avec en en-tête des chapitres, d’abscons théorèmes, lemmes, propositions mathématiques qui, à les lire, figurent une poésie d’un autre monde.  À quoi, comme une pincée d’âme, se rajoutent les échecs.

Il suffit de peu de choses pour construire l’imaginaire du roman. De ces ingrédients en apparence rébarbatifs, l’auteur réussit la prouesse de nous capturer, de nous ligoter littéralement aux pages de son livre. Nous sommes à Kiev, dans un quartier de relégation, de barres d’immeubles monstrueusement déshumanisées, un commissariat aux apparences spectrales, un appartement délaissé, – « L’aube se dessine peu à peu à travers la porte-fenêtre du salon. Dmitri gît à même le sol, recroquevillé. Contre lui, Ivan s’éveille. Il tressaille légèrement en se redressant. Il observe un moment son frère qui dort profondément, telle une variété compacte et sans bord. Avec l’aube, avec le point du jour qui le cueille, le salon a perdu cette part de mystère qu’il avait dans l’obscurité,. Il n’y a plus là que quelques meubles de mauvais bois, avec des airs de fautifs. Les deux commodes contre le mur, qui essaient de s’esquiver, de se faire toutes petites. Et quelques chaises, ça et là, les bras ballants, résignées. Et derrière toutes ces pendules arrêtées, toutes ces tapisseries, derrière tous ces bibelots qui prennent la poussière dans les étagères en déliquescence, cette tristesse qui n’est pas passée et ne ne passera jamais », une ère post-soviétique (1995) à nos années 2020, où tout, en apparence, semble s’être figé, déconstruit.

La voix essentielle du roman est celle d’Ivan, l’absent, le mort. La focale constante, Dmitri, le survivant. Ces deux-là sont frères. Le premier, en ombre portée, n’est que présence bienveillante, rassurante. Le second une épave, un chaos éruptif. Ce qui les relie, au bout de vingt-cinq ans, l’accident dans lequel Natalia, leur mère et Ivan, meurent, sous les yeux de Vladimir, le père, à deux pas de l’appartement. Seul en a réchappé Dmitri, le plus jeune. La remise à flots de cet instant tragique, compose la soie noire du roman. Tout tourne autour des raisons qui font qu’un 5 décembre 1995, la mère et ses deux fils, se sont retrouvés dans une voiture, en fuite.

Les équations qui ponctue le livre participent du mystère comme si, par les effets combinés du raisonnement abstrait qui échappe au lecteur, l’histoire oubliée retrouvait peu à peu sa place, pour chacun des protagonistes, comme si, en quelque sorte, la révélation des causes de cette journée fatidique, tenait à l’équation à une seule inconnue. Ici, plus précisément, l’inconnu qui conduisait au moment de l’accident.

Mais d’inconnues au sens mathématique et littéraire du terme, il y en a autant que le roman affiche de personnages. Dmitri, qui de bout en bout, replié sur lui-même, déserteur d’un monde pour lequel, tout enfant, il a été en souffrance, par timidité maladive, par non-reconnaissance par son père de son incommensurable intelligence des maths, -( et au milieu d’une douleur inouïe, d’une douleur qui n’est pas de ce monde, Dmitri se souvient de ce qu’il a écrit en mars 96, de la fonctionnelle qui porte son nom. » -, livré à ses démons d’enfance et d’adolescence, à la douceur déchirée de son amour pour Marie.

Le roman ne serait pas tout à fait ce qu’il est, c’est à dire un formidable tableau à la Dostoevski,  sans le cercle ou peut-être faudrait-il dire, mathématiquement parlant, le tore, sur lequel dérivent les personnages récurrents. La mère disparue, l’énigmatique capitaine Téliakov, l’insaisissable Mikhaïl, Sergueî, Le tsar, le Marquis, l’Immanus, Jaardi, d’autres encore et toute une faune désoeuvrée. Du fonds d’une cabine téléphonique, son refuge durant vingt-cinq ans, à l’appartement retrouvé, les tourments de Dmitri, comme les vapeurs de vodka se dissipent au petit matin sans jamais l’apaiser, s’ouvrent sur d’autres écartèlements, spéculations sans fin sur les raisons profondes de sa détresse humaine.

Peu à peu, au fur que les personnages rentrent dans la ronde, que les ouvertures, les attaques, les roques se font sur fond d’échec et mat, et des protagonistes et du lecteur, se tissent l’histoire familiale, les tenants et les aboutissants, surgit dans la chambre noire du roman, l’écho des sentiments, les attirances tues, inavouables.

Œuvre des ténèbres, d’une déambulation au bord de l’abîme où les âmes mortes hantent le roman à la manière des grands romans russes, Homéomorphe est également une œuvre de la dissonance où les éclats ponctuent le silence assourdissant, le retrait et l’absence autistique de soi dans lequel se meut Dmitri, sorte d’apnée interminable d’où la remontée vers la vie s’opère graduellement, par paliers, dans une douleur sans bord, sous la veille d’Ivan, puis celle de Marie, et la pugnacité d’enquêteur de Mikhaïl.

On pourrait taxer le roman de brillantissime, on pourrait. Il est avant tout le roman pétri d’empathie pour un destin déchiré et déchirant, celui de Dmitri auquel s’accorde, au bastingage d’un bateau ivre, le témoignage enveloppant de son aîné, le frère perdu, Ivan. Celui, aussi, de Vladimir, mathématicien en panne, en cale sèche de lui-même, qui reconnaît trop tard la place et l’incomparable génie de son plus jeune fils, Dmitri Vladimirovitch P. «  Bien sûr, Vladimir avait cherché Dmitri. Pendant des semaines, des mois, il avait sillonné le Quartier en vain. Finalement, il l’avait retrouvé au fin fond du quartier, près du chantier de l’ancienne station de métro. Dmitri dormait dans une cabine téléphonique, au milieu d’un tas immonde de journaux, de déchets et de cadavres de bouteilles. Vladimir avait essayé de le réveiller, de lui parler. Mais dès qu’il avait ouvert les yeux et qu’il l’avait reconnu, son fils l’avait repoussé et avait essayé de le frapper tant bien que mal – il était complètement ivre. Vladimir essayait de lui dire qu’il regrettait, il lui parlait de l’institut Landau, il voulait publier ce que Dmitri avait écrit. Mais Dmitri ne l’écoutait même pas, il était fou de rage, il lui jetait des bouteilles et tout ce qu’il trouvait dans sa cabine ; il hurlait »

De ce chassé-croisé familial, entre les vivants et les morts, au bord du vide, le romancier Yann Brunel fait sourdre une humanité puissante, à fleur de peau, une humanité retrouvée, une humanité qui se répare, une humanité revenue du royaume des ombres.

Yann Brunel, Homéomorphe. Gallimard, 518p

Francis Vladimir 

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