Le Passe Muraille

La boîte à surprises de Fabrice Pataut

 

Une lecture et un dialogue avec Fabrice Pataut, à propos de Valet de trèfle,

par Marie-Laure Susini

Depuis longtemps Fabrice Pataut m’impressionne par la variété de son œuvre, la singularité de son style, et par son audace. Valet de trèfle, son dernier roman, est aussi un livre audacieux et ambitieux. Il sera certainement l’objet de bien des lectures différentes, et chaque lecteur y trouvera son bonheur singulier. Tous auront envie de le relire.

Il y a plusieurs façons de lire un roman. La plupart des lecteurs s’intéressent à une histoire. L’écrivain se préoccupe surtout de l’art du récit : il doit trouver sa façon à lui de construire l’histoire, choisir ses moyens pour la raconter. Il doit trouver sa tonalité. Sa musique intime, sa voix.

Fabrice Pataut dit qu’il écrit toujours un roman à partir de la première phrase : c’est elle qui donne le ton. Il faut donc entendre les premières lignes de Valet de trèfle : « Depuis combien de temps avait-il disparu le jour où je montais les marches de la mairie ? »

Le ton est donné. D’emblée. On tend l’oreille, on est intrigué par quelque chose d’étrange, de mystérieux. Il se trouve que le narrateur se marie : à la mairie de Los Angeles. Avec « une personne du sexe opposé » : Kyle. Il découvre — c’est aussi une surprise pour nous — que deux mariages seront célébrés en même temps ! Qui peut bien se marier au même endroit, le même jour, à la même heure ? Et plus encore, avec une autre Kyle ? Un dénommé Ricardo Chávez. Il est loin d’être inconnu du narrateur. Sa réapparition fait surgir les souvenirs. Le récit sera un retour sur le passé.

Ce récit, Fabrice Pataut l’a construit pour mieux effacer ensuite l’échafaudage, comme il le dit. Chacun le reconstituera à sa façon, en savourant le plaisir de s’y perdre. Pour ma part, je me suis beaucoup amusée à retrouver une chronologie.

Ricardo  Chávez et le narrateur Lindo sont nés en 1965, à six mois d’intervalle. Fils de Mexicains très modestes de Los Angeles, ils partagent longtemps la même chambre d’enfant, chez les Chávez. À15 ans, Ricardo tombe amoureux d’une jeune fille de son collège, Nelly. À 16 ans, en rencontrant Dolores Salinas, une espagnole d’un certain âge, ils découvrent la passion de la littérature. En 1983 (ils ont 18 ans), Ben le proxénète leur fait des propositions malhonnêtes. Ils réagissent en s’enfuyant au Mexique. Ils y rencontrent un bon prêtre missionnaire. Puis une prostituée généreuse, dite la muchacha. Au retour du Mexique, un an plus tard, alors que sa mère est absente, Ricardo fait un bref « épisode vampire ». Et puis tout rentre dans l’ordre, si l’on peut dire : Ricardo commence à faire des passes dans le motel de Ben. Lindo l’y suit. Plus tard, Lindo tue Ben le souteneur. Il s’enfuit, cette fois encore au Mexique. Un peu plus de dix ans après, au début des années 2000, c’est le mariage avec les deux Kyle. Le narrateur, qui avait « décidé de se mettre dans le rang », retombe sur Ricardo.

On aurait pu s’en douter : en réduisant le récit à une chronologie, le propos se perd. Car il s’agit d’abord du triste destin de deux adolescents qui n’auront pas réussi à échapper à la prostitution. Pourtant, deux portes leur auront été ouvertes. La découverte de la littérature d’abord, puis un voyage initiatique au Mexique. Ils retomberont néanmoins— comme si cela avait été prévu depuis toujours — sous la coupe d’un souteneur. Échappant à la chronologie, les deux thèmes s’entrecroisent, liés étroitement dans les entrelacs de la mémoire du narrateur : l’expérience de la prostitution, et l’initiation à la littérature. Dans un hôtel de Santa Monica, dans sa chambre envahie par les livres, la passeuse, Dolores Salinas, a transmis aux deux jeunes gens sa passion pour les auteurs classiques. Dans un motel de Santa Monica, dans une chambre où se succèdent les clients, Ben, le proxénète, leur a fait faire des passes.

Le récit ne saurait être chronologique, car dans la mémoire du narrateur, Ricardo Chávez depuis longtemps disparu, ressurgit sans cesse. Il est en réalité le personnage principal de Valet de trèfle. Triste héros, traité sans ménagement de salopard, de cafard, d’enflure, d’être abject… Cette « saleté de Ricardo Chávez» est pourtant celui qui mène l’action. Mais… ne serait-il pas, « surgi du néant », toujours présent, le double du narrateur ? un compagnon imaginaire, un autre lui-même ?

Le récit est d’autant moins chronologique qu’il consiste en une suite de surprises. Il y en a beaucoup. La variété des modes d’expression, d’abord. Pour notre plus grand plaisir, Fabrice Pataut s’amuse à rédiger un officiel et saugrenu rapport d’un agent du FBI, un effrayant certificat médicolégal, ou encore une correspondance amoureuse et comique. Il invente des photos, un film muet. Les surprises, c’est aussi la crudité de certains passages — en particulier ceux qui décrivent l’expérience de la prostitution —,  d’autant plus frappante qu’elle contraste avec l’élégance de fond d’un style rigoureusement ciselé. Ce sont des inventions cocasses, qui fusent sur un fond de tristesse. Ce sont des métaphores drolatiques et désespérées. C’est, dans le désespoir, l’insolence d’un sourire sardonique. C’est la détermination à se heurter, avec toute la violence des mots, avec provocation, à un réel quasiment insoutenable, et la même détermination à s’en moquer bravement. La dérision tient de la dignité. Le paradoxe tient du renoncement. Il y a quasiment une surprise au détour de chaque phrase : on a le souffle coupé, on s’effraie, et on rit. La virtuosité, chez Fabrice Pataut écrivain, est, au sens propre, un trait de bravoure.

Les images semblent surgir spontanément, librement, sous la plume. Elles sont complètement inattendues, et pourtant elles sautent aux yeux : «  Kyle, le jour du mariage, me tenait par la main. Elle avait fait de ses cheveux blond cendré une natte unique qui lui descendait jusqu’au bas du dos, un croisillon serré qui aurait pu faire penser à une grosse fermeture Éclair… ». L’association est cocasse, et le regard du poète est toujours précis. Cette poésie là,  c’est une spécialité de Fabrice Pataut, et dans Valet de trèfle, il nous comble : « On nous prenait pour des bâtards issus de quelque mésalliance et nous en portions chacun la marque, exposés au regard des amateurs comme ces chevaux dont on dresse la queue pour des concours. » Un tissu d’images participe à la trame du récit, à sa signification profonde. Non sans malice. Valet de trèflepeut se lire comme le récit d’un envoûtement maléfique, concocté par un Fabrice Pataut diaboliquement drôle.

Loin d’être chronologique, le récit suit la fluctuation souple du temps, le surgissement des souvenirs ; il s’organise en se désorganisant, comme au hasard des associations du narrateur. La technique est si savante qu’elle se rend invisible. Les éléments, les fils, les thèmes, se croisent, se tissent. Un tissage très serré, très délicat. Dans Valet de trèfle tout se tient, les thèmes et leurs variations se développent, s’entrelacent et se fondent, la narration se développe comme une composition musicale. Du grand art.

Le récit ne peut être chronologique, car la littérature participe largement de l’action. Tout commence avec Dolores Salinas. Avant cette rencontre inaugurale ? « Nous nous baignions en caleçon de coton à la grande plage publique de Los Angeles. Nous ne savions même pas ce qu’était un livre… » Dolores, qui lit sur la plage les oraisons funèbres de Bossuet, est descendue dans un hôtel de Santa Monica où Ricardo a trouvé un petit job. Il lui apporte ses jus de pamplemousse et découvre sa « chambre monacale où des livres ouverts traînent un peu partout au hasard… sur le lit, la table de chevet, le bureau et même le rebord de la baignoire… » Dolores va initier Ricardo à « la grande littérature », elle « lui expliquera les passages les plus difficiles, fera de son mieux pour rendre drôle et léger ce qui est triste et sérieux, mélangera les genres… » Il semble que Fabrice Pataut l’écrivain, qui aime mélanger les registres et les genres, qui met tout son art à rendre drôle ce qui est triste, et léger ce qui est très sérieux, ait reçu lui aussi les leçons de Dolores… Àmoins que Dolores n’ait lu attentivement Fabrice Pataut.

Le narrateur est lui aussi convié dans la chambre de Dolores. « Dolores était assise tout au fond de la pièce dans un grand fauteuil en rotin au dossier très haut. La situation était étrange, comme une scène rituelle, inaugurale, ai-je dit tout à l’heure pour parler du moment où les livres ont commencé de jouer leur rôle dans ma vie, où ils sont entrés avec majesté par la grande porte pour creuser une faim, l’assouvir et la renouveler sans cesse… Dolores tenait dans ses mains Les solitudesde Góngoraet Ricardo semblait transfiguré… On aurait dit un mystique en état d’extase… ses bras restaient collés le long de son corps… sa silhouette était pénétrée de la constance du marbre…»

Cette scène, Gilles Ghez lui a donné, en la dessinant, en l’interprétant, une extraordinaire vérité. C’est aussi drôle que réel : en cela parfaitement fidèle à l’écriture de Fabrice Pataut. Il semble que vous ayez tous les deux, Gilles et Fabrice, le talent magique de transformer l’improbable en irréfutable, de faire surgir de votre imaginaire, en vous amusant, l’évidence d’une réalité. Dolores, selon Gilles Ghez, assise dans son fauteuil de rotin, dévoile ses jambes en les croisant haut. Debout, de chaque côté du fauteuil, les deux garçons. Jeunes, beaux gosses, beaux bruns, un peu voyous. Pétrifiés. En extase. Et ils vont pieds nus.

 

Il s’agit bien, après l’initiation, d’une extase mystique. Ricardo est transfiguré, illuminé par le livre, les livres. Dolores, qui lui inspire un amour courtois, est une fée, un songe. Elle est un personnage métafictionnel : elle signifie la passion de la littérature. Elle la transmet. Elle est la passeuse, un des maillons de la chaîne de la transmission de la passion des livres. Elle est sûrement le personnage le plus proche de Fabrice Pataut, l’écrivain.

Mais Dolores s’éclipse, elle part inopinément. C’est le moment pour Ben le proxénète de passer à l’action. Voulez-vous voir à quoi ressemble réellement Ben le souteneur ? Regardez son portrait imaginé par Gilles Ghez. Pas rassurant, n’est-ce pas ? Pour échapper à ses propositions, Ricardo et Lindo s’enfuient au Mexique, en auto stop puis en train, sur la route du nord, vers les Chiapas, le pays des Indiens.

Ils se lancent sur les traces d’Antonin Artaud : vers le pays des Tarahumaras. En 1936, Artaud fit en effet un voyage au Mexique. Il attendait des cérémonies rituelles des Indiens, et aussi de l’initiation au peyotl, une révélation. Une guérison. Une naissance. Une autre façon de sortir de soi : peut-être une possession mystique, une véritable transfiguration, lui aussi. Il en revint avec un manuscrit, Tutuguri.

Les deux jeunes gens se lancent sur les traces de Tutuguri. Le livre guide leur périple. Il est le moteur de l’action. N’oublions pas qu’ils ont lu Don Quichotte : ils ont appris que ce sont les livres qui dirigent la vie. Ricardo, précisément, semble prêt à embrasser la littérature : lui-même a entamé un manuscrit sur Artaud le Mômo.

L’expérience d’Antonin Artaud se rapprocha sans doute plus d’une effraction que d’une résurrection. Mais Ricardo et Lindo, qui vont jusqu’à la dernière petite gare sur la route du nord, là où « la jeune chair n’est pas mise à prix », « dans un lieu où nous n’aurions pu nous vendre », vont, eux, vivre une réappropriation et une libération. L’expérience d’un voyage initiatique. Ils accompagnent un prêtre dans ses missions auprès des Indiens, ils découvrent dans la montagne la liberté des vastes horizons ouverts, la sensation de « dormir à la belle étoile », de « s’allonger pour la première fois dans l’herbe haute, comme des nomades ». La pureté, la simplicité, participent d’un état de grâce, d’un passage vers une terre promise. D’une délivrance.

Pour la seconde fois. L’expérience mystique de la littérature, la foi en l’enseignement de Dolores, pouvait les sauver. Sans chercher à les enseigner, le prêtre missionnaire, qui les voit tels qu’ils sont — « il sait ce que nous sommes et combien vaut notre peau, mais il a la gentillesse de  ne rien juger » — indique une autre voie. Elle restera sans issue. La tentative d’Artaud était à l’avance vouée à l’échec.

On trouve d’ailleurs dans Valet de trèfle de nombreuses variations sur les vers d’Antonin Artaud, notamment sur le thème terrible de Tutuguri :

Et en bas, comme au bas de la pente amère,

Cruellement désespérée du cœur,

S’ouvre le cercle des six croix,

Très en bas,

Comme encastré dans la terre mère,

Désencastré de l’étreinte immonde de la mère

Qui bave.

Cette « étreinte immonde de la mère qui bave », cette horreur primordiale empruntée à Artaud, ramène le narrateur au pays de l’enfance, qu’il appelle « le pays natal ». Le pays natal est une sorte de boîte fermée. Une chambre d’enfants, en réalité, tapissée de papier peint imprimé de baleines. Ce pourrait être une boîte construite par le magicien Gilles Ghez, avec les détails minutieux et amusants qu’il affectionne aussi : les baleines peintes sur le papier de la tapisserie, leur œil rond, leur jet d’eau, les vagues qui les séparent ; et les voilages de la fenêtre, et les édredons des lits. Et pour s’en tenir à l’art de l’écriture, c’est le regard du poète, de Fabrice Pataut l’écrivain, qui fait surgir des détails précis, qui les imagine, pour créer tout un monde. La construction d’un réalisme est nécessaire à la magie, à l’envoûtement, au sortilège de la fiction.

Le pays natal est en effet une boîte à sortilèges, dont l’ensorcellement maléfique se confond avec le destin. Le pays natal est un piège. Une mère attire l’enfant dans la boîte, l’autre l’y laisse « en pâture ». La Mère, en qui se confondent la mère du narrateur et celle de Ricardo, est trop protectrice, trop nourrissante, et des métaphores alimentaires peu ragoûtantes ou perfidement meurtrières disent son omniprésence : beignets trop cuits, sirop amer, inépuisable fontaine empoisonnée. Sur l’autre versant, c’est la Mère dévorante. Heureusement, bien sûr, rien de tel n’est explicité ! Pour notre plaisir et à notre insu, l’invention poétique leste délicatement d’une signification multiple les plus belles images : « Si je pense à ce lit (du pays natal) je vois des nuages de coton moelleux, ou alors des fonds de tartes onctueuses pour lesquelles nous aurions joué le rôle de fruits frais prêts à cuire. »

Et déjà, dans le pays natal, dans la chambre aux baleines, s’infiltre peu à peu l’influence néfaste d’un camarade, Ben bien sûr. Sous son emprise, Ricardo vole dans les magasins. La mère est complice.

L’abjection qui colle injustement à ce pauvre Ricardo, tient en réalité au souvenir de la mère : à l’horrible « bave amoureuse de cette mère plutôt vilaine, cette fuite utérine qui remonte du fond de son être… ce liquide qui dégouline ». Pire encore. La mère participe de « l’adversité », de « la faute ancienne », dont la seule évocation suscite la fureur, bien rendue par la violence des mots. La mère, « en accomplissant son devoir de femme au foyer, avoueune sorte de bassesse mâtinée de tendresse maternelle, comme si elle était en mal d’étreintes et de baisers humides. »

La Mère dévorante, et de nature complice, soulève la question : que vaut la jeune chair ?

Ricardo passera de la chambre fermée du pays natal à la chambre de l’hôtel de passes de Ben.

Ricardo n’aura pas été sauvé par la littérature. Lindo ne bénéficiera pas non plus de la rédemption. C’est de leur faute. Leur faute ? « Nous avons failli à notre tâche, nous avons trahi en ne lisant pas assez. »

Mais le narrateur de Valet de trèfleaura au moins appris, pour ne pas céder à la tristesse, pour ne pas s’appesantir, pour ne pas s’apitoyer, à pratiquer, avec une légèreté virtuose, avec drôlerie, l’art de jouer avec les images et les mots. Pour règle de vie, il se sera forgé une éthique de poète : « Tout est métaphore, et quoi de mieux que le refuge des images pour échapper à la réalité, sœur jumelle de la déception ? »

Et le lecteur ? Il se sera persuadé que, vraiment, « la vraie vie est dans les livres ». Et chaque fois qu’il relira Valet de trèfle, il y trouvera toujours, avec un émerveillement renouvelé, de nouvelles surprises.

 

QUESTIONS À FABRICE PATAUT

Marie-Laure Susini

Pour présenter Valet de trèfle, j’ai choisi un axe de lecture qui écarte nécessairement bien des merveilles, bien des épisodes du roman, et de nombreux personnages (Bill the Black Rose, Nelly, la muchacha, les clients de Ben, etc.). Beaucoup de ces personnages me sont apparus dédoublés. Il y a bien sûr Lindo et Ricardo, les deux mères, Kyle 1 et 2, mais aussi des jumeaux. Même Dolores, la fée, et la muchacha, la prostituée généreuse, me semblent la face double d’une figure protectrice et initiatrice. Le dédoublement semble sans limite : au dernier chapitre, on trouve encore, étrangement, deux sosies de Ricardo. Pourquoi un tel jeu de miroir ? 

Fabrice Pataut. – Le jeu du dédoublement me vient naturellement : on le retrouve avec les frères ennemis de Tennis, socquettes et abandon, avec la substitution des enfants dans Aloysius, avec le changement de sexe dans En haut des marches. Le dédoublement est sans limite et ce qui le motive est, ni plus ni moins, le narcissisme. Pour en rester à Valet de trèfle, la nécessité qu’éprouve Lindo, le narrateur, à retrouver Ricardo partout, vient en grande partie de la fixation dont il est lui-même l’objet. Ce qui peut tromper, bien sûr, est que cette contemplation maladive et infantile de lui-même se nourrit d’évènements en apparence assez distants de la contemplation.

Le sosie de Ricardo aperçu sur une photo à la fin du roman (le mari de Nelly), et le fils de ce sosie (le fils de Nelly) sont de très bons exemples : il n’y a en vérité aucune limite aux incarnations de Ricardo. Dans l’histoire originelle de Sosie, Mercure prend l’aspect extérieur de l’esclave d’Amphitryon. En règle générale, pourquoi les divinités prennent-elles l’aspect d’un mortel ? Pour influer sur le cours des affaires humaines par le biais d’une tromperie. Le narrateur de Valet de trèfle est, je crois, dans un genre de situation assez proche, comme si Ricardo pouvait intervenir à tout moment de sorte que la vie de Lindo prenne à son insu une direction particulière, pas toujours la meilleure.

Marie-Laure Susini. – Dans le même sens, en choisissant de dédoubler un narrateur (Je) et un personnage central (Ricardo) as-tu tout simplement utilisé un processus narratif classique ? J’y vois aussi, et cela participe à mon grand plaisir de lectrice, une époustouflante version du thème du double. C’est en tout cas une prouesse d’écriture qui, pour mon plaisir, participe d’une mystérieuse étrangeté. On a le sentiment d’une familiarité menaçante entre les deux protagonistes. Y compris — mélange des genres qui t’est cher — quand le dédoublement s’écrit sur le mode comique : le mariage, par exemple. Ricardo serait-il l’alter ego du narrateur ? Plus encore… Ricardo, « cet être abject », serait-il l’être de la propre abjection du narrateur ?

Fabrice Pataut. – Je n’ai pas eu en tête un processus narratif particulier. C’est plutôt que la limite entre Lindo et Ricardo est extrêmement fragile et ténue : où s’arrête Lindo, où commence Ricardo ? Il est souvent très difficile de le dire. C’est je crois plus une affaire de style que de technique narrative à proprement parler : on passe sans cesse du registre vulgaire ou ordurier à un registre naïvement distingué, comme si le narrateur gardait en lui les vestiges d’un cours d’éloquence mal appris et mal maîtrisé, notamment sur le chapitre de la déclamation. Et puis, parfois, Lindo s’engage sans le savoir dans une prose poétique qui garde encore quelques traces malhabiles d’un parler élitiste, contourné et emphatique, mais qui le met sur la voie de la délicatesse, du noble et même du sublime. C’est lorsque nous arrivons à cet idéal, notamment dans les passages du pays natal, de la rencontre avec le prêtre, et de la présence de l’oiseau, que Lindo et Ricardo se confondent. C’est plus que de la familiarité ou de la complémentarité. Plutôt une osmose. Certes, elle est, comme tu le soulignes, menaçante…

Marie-Laure Susini. – Je n’ai qu’à peine évoqué un épisode important : le narrateur tue Ben, le souteneur, à coups de crosse de revolver. Pourquoi ? Est-ce qu’il se substitue à Ricardo ? Par amitié ? Et d’ailleurs, qu’est ce qui constitue le lien d’amitié entre le narrateur et Ricardo ?

Fabrice Pataut. – Le meurtre de Ben est le résultat d’une saute d’humeur. Ben exige une faveur sexuelle que Lindo lui refuse. Le dégoût provient de ce qu’on lui demande de faire : il est exacerbé parce que Ben exige cette faveur sans même en avoir vraiment envie, pour tuer le temps, pour tromper l’ennui. C’est donc encore pire. Je ne suis pas certain que l’amitié intervienne là-dedans, sinon en un sens très superficiel. C’est la répugnance qui compte, l’écœurement.

L’amitié de Ricardo et Lindo soulève une question plus générale : est-elle ou non fondée sur une ressemblance ? Vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne: c’est, pour Aristote  (à qui l’on doit l’épigraphe du livre), le sommet de l’amitié. Quel rôle la ressemblance joue-t-elle là dedans ? Si de plus, l’amitié est vraiment partagée et que Lindo et Ricardo se veulent mutuellementdu bien, alors nous avons atteint cette rareté : l’amitié parfaite. La question fatale est donc de savoir si Ricardo et Lindo ont vécu assez longtemps pour que leur amitié — à supposer qu’elle soit authentique — ait atteint ce degré de perfection. La durée est une condition sine qua nonde l’amitié, et la question terrible à laquelle Lindo doit sans cesse répondre est : avons-nous assez vécu, Chávezet moi, pour que je puisse conclure que notre amitié était véritable et fondée ? Valet de trèflen’offre aucune réponse à cette question.

Marie-Laure Susini. – Est-ce que, comme Dolores, tu lis Lorca et Bossuet, ou Góngora et Calderón, à la plage ? Est-ce que, comme elle, tu relis plusieurs livres à la fois ? Dolores Salinas, qui est férue de bonne littérature, a sur l’art d’écrire des idées qui me semblent chères à l’écrivain Fabrice Pataut. L’aurait-t-elle lu ?

Fabrice Pataut. – Oui : ce sont des auteurs que je lis volontiers à la plage et parallèlement. Mais ce n’est pas la seule chose qui me rapproche de Dolores. Dolores est une passeuse ; mon rôle est aussi de faire passer clandestinement le lecteur dans une zone interdite. Nous nous sommes lus, Dolores et moi ; nous sommes ensemble sous le charme des interdictions.

Marie-Laure Susini. – Tout l’épisode du voyage dans les montagnes du Mexique se signale par une écriture nettement différente : c’est, dans Valet de trèfle, le seul passage dont je pourrais imaginer qu’il fait appel à un souvenir vécu. Un voyage dans les Chiapas ?

Fabrice Pataut. – Oui. J’ai ensuite travaillé ce passage comme une lettre ou une confession, comme un passage de pure sérénité bucolique.

Marie-Laure Susini. – Je suis frappée, dans Valet de trèfle, par l’omniprésence des livres. Leur influence gagne jusqu’à la prostitution. Un des clients les plus effrayants – il n’ôte jamais son masque de couleur chair, et son surnom est UGLY —, « entre autres gratifications et activités luxurieuses », se fait faire la lecture par Ricardo. On le voit progressivement prendre une autre consistance, humainement émouvante. La seule voie de rédemption possible serait néanmoins, malgré  l’échec relatif du narrateur, la littérature ?

Fabrice Pataut. – Il y a effectivement une rédemption en cause, mais pas au sens religieux du rachat ou du salut. Aucune faute n’est en jeu. Un lecteur particulièrement superficiel, et même plein de bonnes intentions, a voulu voir dans ce prêtre un personnage sympathique qui maltraite non seulement les Indiens mais, pire encore, la mémoire d’Artaud, un personnage qui inspire donc le dégoût.

Non. Le padre, dans cette histoire, joue un rôle esthétique. C’est un naïf qui voit tout de suite à qui il a affaire. Il est là tel que je l’ai rencontré, ou à peu près, et son rôle est de voir clair dans le destin des deux adolescents quant au sentiment du beau.

Tout, ici, est dans le paysage — bucolique et d’origine virgilienne. En vérité, le passage de la Route du Nord est on ne peut plus païen. Tout l’oppose à l’épisode de la chambre du pays natal, qui respire le péché. Tout l’oppose aux séances de lecture grâce auxquelles UGLY gagne une certaine égalité d’âme.

Avec la Route du Nord, nous sommes livrés à la fraîcheur, à l’ingénuité et au repos. La littérature est loin, et son seul rôle, face à la beauté naturelle, est d’attester cette distance pour revenir en pleine gloire sur le devant de la scène. L’optimisme de Valet de trèfle, s’il y en a un, est tout entier dans cet espoir.

 

Marie-Laure Susini est psychanalyste et écrivaine. Elle a publié L’Auteur du crime pervers (Fayard, 2004),Sade ou le réel du fantasme(in L’instance du réel, ouvrage collectif, Éditions Erès, 2006), Éloge de la corruption(Fayard, 2008) et La Mutante (Albin Michel, 2014 ; Le Livre de poche, 2016).

Sa biographie est consultable sur Wikipédia, où ses activités et interventions professionnelles, ainsi que l’ensemble de ses publications, sont également référencées (https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Laure_Susini).

  • Valet de trèfle est paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux en 2015. 

© Marie-Laure Susini et Fabrice Pataut pour le texte.

© Gilles Ghez pour les dessins et l’aquarelle.

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