Une vie déchirée
Extrait d’un livre à paraitre d’Yvette Z’Graggen, en 1999.
C’est l’été 1924, le dernier été de Jeanne. Il y a six ans qu’elle est sortie de l’enfer. Elle s’efforce de vivre. Elle n’a pas encore cinquante ans, mais elle a l’impression qu’elle n’a plus d’avenir, que tout est derrière elle désormais, le bonheur comme le malheur. Elle est toujours vêtue de noir. Jusqu’à sa mort, elle portera le deuil de Ludwig, de son impossible amour. Ce qui la rattache encore à l’existence, c’est une petite fille, moi, dont elle a parfois la charge ou qu’elle retrouve, certains après-midi, montant de la ville en tramway jusqu’à la lointaine banlieue, presque la campagne, où cette famille toute neuve, fragile pense-t-elle, s’est installée. Le tram la dépose sur la grand-route et, pour arriver à la villa, elle suit une longue avenue, l’avenue du Plateau.
Un jour de cet été-là, l’été de mes quatre ans, je cours à sa rencontre. Il fait chaud. Je cours de toutes mes forces. Elle est là-bas, grand-maman Jeanne, silhouette noire sous une ombrelle. Quand je la rejoins, elle prononce une phrase qui est restée dans ma mémoire, intacte parmi tant de souvenirs effacés, abolis: «Comme tu as chaud, mon trésor !» Elle se penche vers moi, essuie mon front. Une scène apparemment anodine, mais peut-être que je sais, sans que personne ne me l’ait dit, d’où revient, de quels lointains, de quels abîmes, cette femme aux mains douces, à la voix tendre.
Cette image a traversé les années, elle n’a pas bougé, chaque fois que je la regarde elle est là, fraîche, nouvelle, comme le signe d’une connivence avec cette grand-mère que je n’ai presque pas connue, d’un lien secret et mystérieux qui se serait tissé entre nous.
Vers la fin de juillet, maman m’accompagne à Lavey-les-Bains pour une cure dont j’ai, semble- t-il, besoin. Docile, je bois chaque jour un gobelet d’eau sulfureuse à l’odeur d’œufs pourris et prends de longs bains dans des baignoires trop grandes dont l’eau bouillonnante dégage les mêmes relents nauséabonds. Jeanne est restée à Genève, dans son petit appartement du quartier de l’hôpital. Elle écrit. Non plus des lettres poignantes, comme celles d’autrefois lors des séjours à la clinique psychiatrique, mais des lettres de grand-maman soucieuse. (…)
Mais peut-être trace-t-elle d’autres lignes pour échapper à la peur de la mort qu’elle devine toute proche. Peut-être éprouve-t-elle le besoin de se remémorer le drame qu’elle a vécu pour essayer de mieux le comprendre. Ou tout simplement a-t-elle envie de sentir sa plume courir sur le papier, de trouver des mots qui sonnent juste, de former des phrases et de leur donner un rythme qui épouse la pensée. Ce plaisir d’écrire, il m’a semblé le découvrir même dans ses lettres désespérées, celles qui suppliaient, qui hurlaient dans le silence.
J’imagine qu’elle s’est enfermée dans son appartement, les volets clos pour ne pas sentir la chaleur qui pèse sur la ville et ne pas entendre le moindre bruit, qu’elle s’est installée à sa table et s’est mise à rassembler, à recoudre ensemble tant bien que mal, fébrilement, les morceaux de sa vie déchirée.
Y. Z’G.