Le Passe Muraille

Une si douce déglingue

 

À propos de l’art « tchékhovien » des nouvelles de Hanif Kureishi,

par JLK

La littérature anglophone contemporaine est vivifiée par des écrivains aux noms fort peu british et aux origines exotiques, qu’il s’agisse des nobélisables V. S. Naipaul ou Salman Rushdie, du Japonais Kazuo Ishiguro ou de l’Indien Amitav Gosh ou, plus récemment, du Pakistanais Hanif Kureishi, devenu célèbre via le cinéma (auteur des scenarii de My beautiful Laundrette et de Sammy et Rosie s’en-voient en l’air, de Stephen Frears) et dont ont paru récemment deux livres en traduction française: Des bleus à l’amour et Intimité.

Si différents que les auteurs cités plus haut soient les uns des autres, tous ont en commun le très haut niveau de leur apport littéraire à la langue anglaise, qui leur vaut une intégration culturelle ou sociale parfois décriée dans leurs communautés respectives alors même qu’ils restent tous plus ou moins ce qu’on pourrait dire, sans aucune intention péjorative à leur égard – le contraire serait plutôt vrai – des métèques de Sa Majesté, dont la vision et l’expression reste inséparable de la mémoire décentrée de l’empire et de l’expérience du melting pot, mais aussi et surtout des phénomènes d’acculturation. Ce qui nous intéresse alors particulièrement, chez ces écrivains, c’est l’œil extérieur et le franc parler sur fond de ressentiment et de sain esprit de réplique.

C’est particulièrement vrai chez Hanif Kureishi, né en Angleterre et bénéficiant de la meilleure éducation (études de philo à King’s College, etc.), comme on dit, et qui achoppe pourtant à des thèmes qu’on verrait moins naturellement traités par de chics fils d’Albion style Martin Amis ou Julian Barnes. Kureishi a sans doute raison de se récrier quand on fait de lui the specialist de la condition des immigrés, mais comment ne pas tenir compte de son origine (et donc des ruptures culturelles successives que celle-ci implique) à la lecture de ses livres.

Un exemple éloquent en est donné par Mon fils le fanatique, une de ses nouvelles dont a été tiré un film récent, qui n’est peut-être pas la meilleure à notre goût mais dont la simplicité symbolique n’exclut pas la complexité sous-jacente. Le récit évoque le conflit d’un brave chauffeur de taxi londonien originaire de Lahore, qui a tout misé sur l’intégration de son fils, lequel, virant soudain à l’ascète islamiste pur et dur, ba-lance aux ordures son ordinateur et ses fringues à la mode non sans montrer, aussi, la plus belle sévérité envers son paternel trop com-plaisant à l’égard d’une belle de nuit. Bien entendu, n’importe quel auteur anglais pur pouding (il n’est que de se rappeler les nouvelles de Somerset Maugham) eût pu traiter ce thème, de même que le conteur «semi-paki» touche à toutes les sous-espèces sociales ou raciales. Cela étant, le multiculturalisme infus ajoute probablement, à son empathie naturelle, une façon d’intelligence charnelle des situations qui se retrouve dans toutes ses histoires.

L’une des plus fortes du recueil intitulé Des bleus à l’amour, paru en janvier dernier, explicitement démarquée du Duel de Tchékhov, sous le titre Dernièrement, est à la fois la plus belle illustration de l’art précisément tchékhovien de Kureishi – combinaison subtile d’observation clinique et de tendresse indolente, de désenchantement et de verve – et le tableau concentré de toute une déglingue d’époque.

Ce terme de déglingue convient à l’univers de Kureishi. Déglingue des couples, des mœurs, des communautés, du travail, de la société à tous ses étages. Dans Ta langue au fond de ma gorge, la demi-sœur d’une junkie prostituée sur les bords, débarque du sous-continent à Londres où elle croit découvrir the civilisation. Mais la déglingue occidentale n’a rien à envier à celle de son pays d’origine, où elle revient finalement avec l’autre fille de son père en quête d’un brin de tendresse.

Tendresse et lucidité: telles sont les qualités qui distribuent également le chaud et le froid au fil de ces nouvelles ou du long récit intitulé Intimité, tout récemment paru et qui raconte, le temps d’une nuit, le projet de séparation d’un homme empêtré dans sa vie de couple et dont on pressent qu’il vivra sa liberté plus mal encore que sa pauvre vie conjugale.

Comme les personnages de Tchekhov, et comme beaucoup d’entre nous, les antihéros de Kureishi sont empêtrés, comme pris au piège de la vie et sans autres recours que les exaltations momentanées de la passion, du sexe ou de la chasse au prochain job. Comme il en va des récits les plus noirs de Tchekhov, il ne se passe à peu près rien dans les nouvelles de Kureishi, mais quelle formidable accumulation d’observations sur les mœurs de ces dernières décennies, et quelle vitalité, quel humour, quelle santé derrière l’apparente déliquescence de ces tableaux !

«Est-ce ainsi que les hommes vivent ?» se prend-on à chantonner au fil de ces histoires dont les modulations les plus triviales, voire les plus scabreuses (le provocateur Conte de l’étron) renforcent la véracité, jusqu’au malaise physique. Les Mouches, ainsi, relançant l’allégorie de la prolifération animale, pourrait n’être qu’une nouvelle fantastique illustrant la dégradation des relations entre un homme et une femme. Mais c’est au-delà du symbolisme que nous conduit cette nouvelle proprement dégoûtante, comme c’est au-delà de l’étude de mœurs que porte Veilleuse, évoquant la relation anonyme d’un corps masculin et d’un corps féminin en quête hyperphysique (on évitera l’inévitable méta.) de «ce qui vaut la peine»…

Dans un entretien datant d’il y a quelques années, Hanif Kureishi disait ne pas savoir où il allait quand il écrivait, seule la «plongée dans l’inconnu» lui semblant mener quelque part. Et de fait, tâtonnant dans sa foulée, jamais il ne nous semble que cette marche dans les décombres ne s’égare, nous rapprochant à tout coup de ce qu’il y a en nous de plus humain.

JLK.

Hanif Kureishi, Des Bleus à l’amour. Traduit de l’anglais par Géraldine Koff-Amico. Christian Bourgois, 1998.
Intimité. Traduit de l’anglais par Brice Matthieusent. Christian Bourgois, 1998.

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