Le Passe Muraille

Une quête du temps perdu

   

T.S. Eliot et la poussière du monde,

par Gérard Joulié

La poésie de T.S. Eliot est une sorte de quête du temps perdu. La conservation du passé dans le présent, comme le propose Burnt Norton, reste possible à travers le divertissement, l’incohérence, le bavardage. Il y a un ordre, dirai-je pascalien, du bavardage, qu’Eliot, très singulièrement pour un homme de l’essentiel, du dénudement, de l’économie, a su fonder, comme le prouve manifestement The Waste Land.

Puritain de naissance, de culture et de goût, malgré sa conversion et son impeccable orthodoxie, Eliot sent comme un janséniste pascalien. Sa religion est une religion du tremblement, même contrôlé, et de la sécheresse. Le mal et le péché s’y nomment evil et sin. Le doux nom de Jésus n’est mentionné qu’une seule fois dans ses vers et suivi du mot tigre. Encore ne s’agit-il pas de Jésus mais du Christ. Christ the tiger.

La poésie d’Eliot sera donc une poésie de l’ennui, du taedium vitae, de la lassitude, comme chez les poètes latins et comme chez Baudelaire, car c’est la forme que prend l’enfer dans une société laïcisée et sécularisée comme la nôtre. Société laïcisée mais aussi basse époque. Et basse parce que l’homme n’est plus capable d’attention, sollicité qu’il est par une quantité de choses.

C’est ce manque d’attention qui définit pour Eliot le péché originel. De là l’âme fragmentée de l’homme moderne, de là aussi la poésie fragmentée et elliptique d’Eliot qui cherche à rendre cette inanité et cette vacuité. Poésie qui semble venir du silence et y retourner. A l’instar du philosophe de Cambridge Ludwig Wittgenstein, son exact contemporain, Eliot écrit pour se nettoyer l’esprit. C’est pourquoi les bons et grands sentiments sont par lui maltraités, congédiés, pulvérisés. Poésie faite de mots simples, ordinaires, comme trouvés dans la rue, au sortir d’un pub, traînant dans la sciure, les vieux papiers, les âmes mortes, les courants d’air, le vomi. Poésie qui est prière au demeurant. Prière sèche et difficile, sans effusion, sans lyrisme. Eliot va si loin dans ce sens qu’il reproche à Shakespeare d’avoir mélangé les genres dans son théâtre, notamment dans ces moments de bouffonnerie entre deux scènes dramatiques qui permettent au spectateur de souffler. Or Eliot ne veut pas qu’on souffle. Il ne supporte la détente qu’à la fin de la tragédie comme chez Racine quand, mais alors seulement, la corde se détend, ayant fait son travail de corde qui est d’étrangler.

La poésie d’Eliot est ascèse. Eliot ne cherche pas à élever l’âme du lecteur mais à la nettoyer comme on le fait d’une cuvette de toilettes. Eliot a bien retenu la leçon de Pascal et sait très bien que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordures. Qu’y a-t-il d’autre à savoir en vérité ?

Le temps perdu chez Eliot se retrouve dans un seul vocable, parce que sa lumière rassemble les êtres les plus lointains et les plus épars. D’un être qui regarde la Tamise un soir d’été en songeant à Filius, on ne saurait dire qu’il appartient à une époque plutôt qu’à une autre. Eliot joue des époques comme un joueur bat des cartes et les remélange. Les circonstances varient peu, elles sont la frange d’incertitude des événements, mais le Graal est d’aujourd’hui. Le temps présent reste précieux car c’est celui du salut. C’est ici-bas qu’on se sauve ou qu’on se damne. Ici-bas est donc d’un grand poids.

Par inattention nous avons rendu le monde absurde et perdu le paradis, mais le monde n’était pas absurde à l’origine. C’est cette origine que cherche Eliot. Il n’y a aucune sentimentalité dans son oeuvre. Il n’y a que des sensations et un cerveau pour les organiser. C’est pourquoi sa poésie a pu passer pour cérébrale. Si Eliot a un coeur, il ne le montre pas. On ne l’a jamais vu se moucher en public.

Peut-être Eliot aurait-il aimé écrire en se passant des mots ? N’ayant pu s’en passer tout à fait, ni se cloîtrer dans le silence des mystiques, il en a écrit le moins possible, et, comme de bien entendu, sur ce peu les gloseurs, sevrés, se sont jetés comme la misère sur le pauvre monde. Il lui est arrivé le même sort qu’à Héraclite le pleureur. Mais ce tango-hésitation entre être et ne pas être, entre dire et ne pas dire, confère néanmoins un charme indéniable à certains des vers libres d’Eliot.

Doit-on aimer Eliot ? Tel un bon maître d’école laïc, Eliot ne nous demande pas notre amour mais notre attention. La lui refuser, c’est passer à côté de plaisirs rares.

G. J.

Stéphane Giocanti. T. S. Eliot ou Le Monde en poussière. Lattés, 2002, 383 pages.

(Le Passe-Muraille, No 59, Décembre 2003)

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