Le Passe Muraille

Une certaine idée de la grâce

(Louxor, vallée des Artisans)

Rorik Dupuis Valder

31/05/2020

Dans la tiédeur préservée de la rue des artisans, il était le premier à relever le rideau métallique du petit atelier familial. De ses yeux étroits et cernés, de cette arrogance adolescente et compétitive il vous mettait soigneusement au défi d’une audacieuse et surprenante complicité matinale ; combat silencieux et orgueilleux des solitudes découvertes, condamnées tôt ou tard à s’associer.

La nervosité et l’insistance consentie du regard ne faisaient que trahir une nouvelle peur de l’abandon, elles étaient l’exigence défensive des grands timides, des poètes de la misère. Nous le savions et osions, capricieusement, le partager. L’échange évoluait, nous échappait, s’intensifiait puis s’adoucissait, à mesure que le besoin sauvage d’amitié s’imposait, fatalement et simultanément, à l’un comme à l’autre.

Puis les trajectoires du jour et les impératifs techniques nous isolaient à nouveau, en une fierté de rigueur retrouvée, abrupte et virile, nous laissant chacun à l’épreuve de l’attente et l’exaltation secrète de possibles retrouvailles.

Ses grandes mains brunes d’ouvrier précoce s’évertuaient à plaquer de longs cheveux de jais aux reflets bleu argent, s’adonnant aux rituels optimistes de l’ouverture et la mise en train commerciale, s’armant enfin d’outils divers et inconnus qu’il maîtrisait comme le philosophe fait appliquer ses concepts, amoureusement, scrupuleusement.

Son œuvre à lui contenait sans doute autant de spiritualité que de savoir-faire. C’était un maître. Un maître de l’art utilitaire et de l’ordinaire ; du plus respectueux, du plus dévoué des arts, celui du service et de la concorde populaires. L’on pouvait en juger franchement, matériellement, sans aucun recours à la littérature.

Il réparait, affûtait, ornait et consolidait, de sa science ancestrale, de sa concentration, de ses jeunes mains tendres et musculeuses. Entre deux opérations de tension et de précision, celles-ci ne manquaient jamais de chasser quelques larges mèches de cheveux charbonneuses encore humides, à l’ondulation rebelle et langoureuse, pour reprendre tout aussi méthodiquement le cours de leur mission.

Il était de ces êtres admirables, rayonnants et prodigieusement vrais, qui ne s’affirment ni dans le génie ni dans le scandale, mais dont le goût fonctionnel et solidaire de l’harmonie suffit à élever les consciences alentour, du moins à les maintenir à hauteur d’homme.

Ce goût-là semblait évidemment chez lui des plus prononcés, des plus inspirés. Peut-être n’était-il d’ailleurs perceptible que par les plus justes, les plus exigeants des esthètes ? Je n’y voyais en tout cas aucune espèce d’humilité sociale, de nécessité folklorique ou d’alibi sacerdotal, mais bien la manifestation émouvante, infiniment moderne, d’un simple et précieux désir d’ordre.

Oui si j’avais à définir la grâce, cet attribut sacral et discriminatoire qui devrait qualifier l’allure des nobles, guider le choix des ascètes ou flatter les actrices de cinéma, je dirais qu’elle se trouve ici : dans l’engagement et la radicalité de ce jeune tapissier, dans la trivialité de cet être ambitieux, de lumière et de labeur.

(Extrait d’un roman en chantier)

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