Le Passe Muraille

Un voyage en Allemagne

Un récit inédit de Claude Frochaux

Notre voyage en Allemagne commença par Baden-Baden. Les villes d’eau se ressemblent toutes et elles ont pour fonction de nettoyer le voyageur de ses préjugés, généralement tenaces, et de ses idées, forcément toutes faites.

La première idée toute faite c’est que Stuttgart devait forcément être une ville industrielle, puisqu’on y fabriquait les fameuses Mercedes. Eh bien, c’est tout faux. C’est une sorte de grand village, de labyrinthe de rues piétonnes et on voit plutôt moins de Mercedes qu’ailleurs.

Ensuite, on est allés à Würzburg. Würzburg c’est la perle du baroque, la ville des Princes-Evêques, de la Résidence, du plafond de Tiepolo. On visite d’abord un escalier. On se demande d’abord pourquoi il est si droit, alors qu’on est dans un temple du rococo. Mais quand on lève les yeux au plafond, on comprend. On ne pourrait pas à la fois monter ces marches et regarder le pafond si l’escalier était virevoltant. Tout en haut de l’escalier, il y a une statue énigmatique. Une femme entièrement voilée, dont le visage exprime une souffrance retenue et digne. Est-ce encore une ruse du baroque ? On a le sentiment qu’elle n’apprécie pas du tout ces folles excentricités du peintre vénitien. La dignité de cette femme transforme notre propre regard. On se demande si elle n’a pas raison, on se sent piégé. Cette femme en sait plus que nous. Elle est là depuis des siècles, enfin deux, sous ce plafond et elle regarde droit devant elle, stoïque, figée, bien décidée à ne plus lever la tête. Les yeux voilés. L’air de dire: ne vous laissez pas prendre. Tous ces barbouilleurs et stucateurs n’en savent pas plus que vous. Ne prenez pas leurs rêves d’exotisme pour la réalité. La réalité est devant vous, là, au niveau du regard. Et le mieux, c’est encore de se voiler et de l’affronter, cette réalité, avec un peu de rêverie et de douceur.

L’étape suivante nous menait à Kassel. Son château où finit l’odyssée de Napoléon III, le petit, comme disait Victor Hugo. Juste à côté, il y a une gigantesque statue d’Hercule, encore un de ces contrastes dont décidément les Allemands sont friands. Et puis, en ville, une ville plaisante, décontractée, comme une ville anglaise qui se serait américanisée en devenant allemande, la Documenta.

La Documenta de Kassel, c’est les états généraux de l’art contemporain. L’entrée coûte très cher, mais on peut bénéficier d’un prix réduit si on entre seulement à 16 heures. Le bénéfice est double dans la mesure où on reste aussi beaucoup moins longtemps. A 18 heures, croyez-moi, vous aurez tout vu.

On ne sait trop s’il faut rire ou pleurer. Comme nous sommes de bonne humeur, nous rions. Mais ce n’est pas vraiment drôle. Ce qui a disparu de l’art antique, celui qu’on pratiquait jusque dans les années 70, c’est le côté artisanal.

La main projetée, venant de l’intériorité subjective, émotionnelle, pensante, éventuellement, vers l’objectif de la matière et de la reconnaissance d’autrui.

Ici, c’est autre chose. L’idée serait plutôt que la subjectivité s’étant fondue dans la masse objective du monde moderne, où hommes et choses se confondent, il ne faut pas déranger la réalité par un geste, certes noble, mais complètement dépassé, qui consisterait à introduire du sujet dans toute cette objectivité. Il n’y a plus de conscience, plus de vision particulière. C’est déjà un peu ce que disait Dos Passos, il y a cinquante ans, quand il faisait ses grands romans-montages, comme la trilogie USA ou Manhattan Transfer. Une foule anonyme qui passe, de la pub, une sirène de voiture policière, un air de jazz qui émerge d’une fenêtre.

Nous qui sommes des adultes, nous ne sommes pas vraiment frappés. On commence à être habitués. Mais les enfants réagissent. Marc (dix ans) est indigné. Ça, de l’art ! Ça, c’est un élastique qui pendouille à un clou. Et plus loin, il y a une barquette de saucisses, toujours à un clou. C’est vrai, quand on demande à un enfant de peaufiner son dessin, de mettre de la couleur partout et de pouvoir expliquer ce qu’il a exprimé, l’élastique passe mal. Marc voulait s’en emparer. Grands dieux !

Je me voyais déjà faisant de l’habeas corpus devant un tribunal du New Jersey, pénalisant toute ma famille d’une amende réparatrice qui nous empêcherait de voyager l’an prochain ! Grands dieux, non, d’ailleurs la main profane serait certainement arrêtée par le strident appel d’une alarme. On est partis avant l’heure.

Je me souviens d’une salle où il y avait deux monochromes géants. Un vert et un rouge. Le vert était vendu au Ministère de la Culture français. Le rouge, non, il appartenait à une galerie huppée. Question innocente: pourquoi Jack Lang a-t-il choisi le tableau vert et non le rouge ?Y-a-t-il là quelque arrière-pensée électorale ?

Dans le parc, devant, deux passants avaient sauté sur un pick-pocket et le plaquaient au sol en attendant, sans doute, la police. On s’est arrêtés, curieux. Marc a dit: «Est-ce que c’est une oeuvre d’art ?» J’étais très embêté. C’était possible, après tout, peut-être une oeuvre de la tendance dite événementielle toute droite issue de nos bons vieux happenings des années soixante. J’étais embêté, j’ai dit que je ne savais pas et qu’on pouvait parler d’autre chose, par exemple qu’on pourrait aller se loger à Göttingen, une de ces bonnes vieilles villes allemandes universitaires où on vous inculque encore l’amour de la logique et les paradoxes hégéliens dans des facultés parallèles. Ou encore qu’on pourrait manger une glace à la mandarine. Je me suis renseigné discrètement ensuite: le pickpocket, c’était un vrai et la police finalement était venue l’embarquer. C’était pas de l’art. C’est bête à dire: mais j’étais tout content !

Et puis on est partis à Göttingen…

C.F.

Claude Frochaux travaille aux Editions L’Age d’Homme. Il est l’auteur d’un pamphlet, Heidi ou le défi suisse, de quatre romans, dont Lausanne ou les sept paliers de la folie vient d’être réédité, et le plus savoureux: Aujourd’hui je ne vais pas à l’école.

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