Le Passe Muraille

Un thriller fantastique en noir et rouge

Le retour de Carlos Ruiz Zafòn avec Le Jeu de l’ange,

par Hélène Mauler

Le grand incendie de L’Ombre du vent n’était pas éteint, sous les braises le feu couvait, prêt à rejaillir de plus belle et à jeter sur les ténèbres de Barcelone, une fois encore, sa clarté sanguinolente et ses ombres hallucinatoires.

Avouons-le, nous nous y attendions et l’attendions un peu, tant il est vrai que sommeille en chaque lecteur un candidat au grand embrasement et, en chaque raconteur d’histoires de la trempe d’un Zafón, un pyromane de l’imaginaire…

Mais si un innocent chorizo piquant dégusté sur les Ramblas suffit à vous faire monter les larmes aux yeux, si vous ressentez une vague inquiétude à déambuler dans le barrio gótico alors que personne n’est à vos trousses, un conseil: passez votre tour, Le Jeu de l’ange n’est pas pour vous. Car dans la Barcelone crépusculaire du début du XXesiècle que nous dépeint Zafón, hérissée de cheminées squelettiques aux silhouettes spectrales, ponctuée de bâtiments baroques aux lignes fuyantes comme des serpents, l’air sent l’électricité et brûle comme au-dessus d’une bassine de métal en fusion, le ciel est tour à tour d’ambre et de mercure, la lumière a l’éclat coupant du soufre, l’orage ailleurs salvateur se fait «chape de gouttes de pluie [qui s’abat] tel un essaim de poignards de cristal», le crépuscule se répand sur la ville «comme du sang dans de l’eau», des regards métalliques brillent dans des visages de loups affamés, et le héros, David Martín, se retrouve plus souvent qu’à son tour dans un tramway aux allures de «grande souricière de fer forgé», en quête de quelque atout qui lui permettrait d’abattre une carte gagnante dans l’impitoyable jeu de l’ange…

En acceptant le contrat financièrement mirifique de rédiger «une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, pour laquelle ils seraient capables de tuer et de se laisser tuer, de se sacrifier et de se damner, de donner leur âme », bref, en acceptant de se lancer dans la rédaction d’une nouvelle Bible qui fonderait une nouvelle religion, c’est en effet un pacte avec le diable qu’a signé, David Martín, auteur malingre et souffreteux de romans-feuilletons à trois sous. Un pacte qui réalisera quelques miracles, comme celui de le guérir d’une tumeur au cerveau en l’espace d’un rêve, mais ne tardera pas à semer la mort autour de lui.

Ses «grandes espérances», dès lors, perdront pied au fil de ses rendez-vous avec le mystérieux éditeur qui lui a passé commande, littérature et amour porteront pour lui la marque de Lucifer, colombes immolées et scarifications comprises, et sa vie ne sera plus qu’une course-poursuite toute en noir et rouge dans un labyrinthe de rebondissements noué autour d’un autre labyrinthe: le Cimetière des livres oubliés, ce «lieu secret où les livres ne meurent jamais et où personne ne peut les détruire», dont l’obscur dédale était déjà au centre de L’Ombre du vent.

Du blanc fascinant et émouvant de la page à écrire, comme de celui de la femme aimée et disparue, il ne restera bientôt plus qu’une vision onirique ou nostalgique, une illusion souillée et perdue, dans un univers où même la neige tombe «telle une pou-dre de verre bleue»…

H. M.

Carlos Ruiz Zafón, Le Jeu de l’ange, traduit de l’espagnol par François Maspero, Robert Laffont, 537p.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *