Le Passe Muraille

Un mystique sauvage

 

La part secrète de Georges Bataille,

par Gérard Joulié

Du feu qu’allumèrent les prophètes flamboyants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (Nietzsche, Bloy, Chestov, Artaud, Céline, Bernanos, Breton, Bataille), quelles braises encore rougeoient et brûlent ? Sommes-nous ici-bas pour être sérieux et construire l’avenir ou, assis sur le bord du chemin, nous laisser engloutir dans l’abîme gratuit et intime de l’instant, nous perdre, être émus, pleurer et rire ? (Ce qui est le contraire de la tâche que Spinoza proposait au philosophe: neque lugere, neque ridere, sed intellegere). Telle est la question enchantée qui sans cesse revient sous la plume de Georges Bataille.

L’auteur de La Part maudite, de L’Expérience intérieure et de La Littérature et le mal naquit à la littérature dans les tumultes du surréalisme. Tumulte, fièvre et fête sont essentiels chez lui. Georges Bataille est évidemment le contraire d’un auteur religieux, dans le sens édifiant. Il n’est même pas vraiment un philosophe dans la mesure où l’avidité de vivre l’emporte chez lui sur la lucidité éblouie de connaître. La vérité du désir, une sorte d’extase le sollicitent. Ce mouvement excessif de la vie humaine, plein d’audace et de déraison dans son essentielle précarité, et cette extase répondent à une démarche résolue allant dans le sens de la nuit. Démarche libre et mélancoliquement fière. Il est grave et frémissant dans son plaisir, terrible et tendre dans sa joie, exigeant dans sa morale. Il n’a pas l’effacement de ceux qui composent, se plient et renoncent à vaincre. Il rit avec l’enfant et n’est jamais le triste sire, plein de moralité et de raison, qui cède à l’amertume de la sagesse et de la logique. Il appelle l’énergie, jamais la dépression.

Il est né, disais-je, à la vie littéraire dans les tumultes du surréalisme, mais il descend plus essentiellement de Baudelaire et de Nietzsche. Il n’est pas seul. Il a des frères et des sœurs: une société secrète littéraire et maudite. Ils ont pour noms: Sade, Blake, Emily Brontë, Michelet, Kafka, Jean Genet. On pourrait leur adjoindre quelques mystiques et le Luther de la Révolte contre la Loi et les Œuvres. L’instant est tout, selon lui, et c’est dans l’instant que la femme est tout et que l’enfant habite. L’instant c’est l’irruption, le rire et les pleurs de joie de l’éternité dans le temps, c’est-à-dire l’enfance, ou encore, selon son expression, «la probabilité de la vie jusque dans la mort.»

L’existentialisme de Bataille n’est pas un humanisme, mais une variante insolite de la théologie, ou plus exactement de l’athéologie. Bataille vole le nom que se donne la société sacrée et le retourne contre la société laïque. Ou plutôt, il répudie les deux pour fonder celle, primesautière, de l’enfance retrouvée qui ne repose sur aucun fondement, si ce n’est celui de la légèreté de l’être.

Le résultat est une mystique sans dieu, sans au-delà (au sens où l’au-delà serait la récompense d’un travail ou le fruit d’un effort poursuivi dans le temps), comme sans vanité (celle qui accompagne nécessairement toute action),uniquement dédiée à la chance, au jeu, aux aléas, à l’intimité, à la gratuité, à la légèreté (on retrouve Nietzsche), absolu posé sur la tête d’épingle de l’instant miraculeux ou enfoui dans l’abîme sans fond ni fin.

Bataille dit: «La littérature, c’est l’enfance retrouvée.» Il a dit aussi: «La littérature, c’est le Mal.» La littérature est donc la transgression de la loi morale. L’enfant appartient au royaume du mal et l’adulte à celui du bien, royaume du temps et de la durée, de la construction, de la réussite et de la responsabilité. La littérature n’est pas innocente, et coupable elle doit s’avouer. L’action et le travail seuls ont des droits. L’enfance qui aurait des droits, qui gouvernerait, aurait-elle une vérité ? L’écrivain est seul dans la solitude de la passion. Il a le tragique privilège d’être placé en un point de l’être où la mort et la vie, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le dicible et l’indicible, le bien et le mal, la douleur et la joie cessent d’être perçus contradictoirement. Ce point de fuite, une littérature violente et la violence de la mystique le désignent toutes deux comme le royaume de la souveraineté sauvage et hirsute de l’échec que seuls ravissent les violents.

C’est l’honneur de Georges Bataille que d’avoir accordé à ces fêtes du non-sens et de la nuit la valeur qui leur est due. Il en restitue la chaleur humaine qui est moins celle des corps que des cœurs. Bataille doit être honoré d’en avoir parlé avec le tremblement d’un cœur portant en lui l’espoir et le désespoir qui sont notre lot. Chevreuil aux aguets arrêté dans la prairie, il parle de ces verts instants vertigineux en évangéliste tremblant et émerveillé (rien en lui du pessimisme philosophique ou du nihilisme désabusé d’un Cioran, me semble-t-il). Il ne chante pas les mondes ni les astres, mais toutes les possibilités en nous, hors du monde et des astres, comme l’écrivait Apollinaire. Sa tâche fut de rendre à la gracieuse inconduite animale en nous la langue poétique et savante que lui refuse le non-être social, et de retrouver sous les cendres de la pensée discursive ce que le désir de durer et de nous perpétuer nous oblige à fuir.

De la littérature, on doit attendre qu’elle vous sauve ou vous perde (c’est au fond la même chose, puisqu’il s’agit toujours de lâcher prise). Et c’est cela que Bataille voulait dire quand il écrivait: «La littérature est l’essentiel ou n’est rien.»

Le sujet de ses livres est la révolte du maudit que le destin et l’âge adulte ont chassé de son royaume et que rien ne retient de retrouver. L’enfant est ce refus de renoncer à cette liberté sauvage que n’ont pas amoindrie les lois de la sociabilité. La société, s’ordonnant de manière à rendre possible la durée et la reproduction, s’oppose au libre jeu de la naïveté de l’enfance souveraine. Or, pour Bataille, qui a gardé du catholicisme une certaine grammaire, les terreurs et les frissons, le goût du merveilleux, une dramaturgie et les signes liturgiques, il existe une équivoque dans le christianisme entre Dieu, la raison (fondée sur le calcul de l’intérêt), la morale (c’est-à-dire la conservation et la perpétuation de l’espèce) et la béatitude céleste (conçue comme la récompense d’un effort ou le fruit d’un travail inscrit dans le temps). «On file son salut comme on file sa laine, selon les principes du monde du travail et de la production, en vue d’un résultat à venir, qu’il ait lieu ici-bas ou dans l’au-delà.» Et Dieu ou le divin est dans cette perspective subordonné et sacrifié à la morale. La morale, liée aux œuvres et à la production, s’oppose au monde de l’intimité imprévisible, gratuite et anarchique du divin.

Dans son innocence et sa culpabilité indestructibles, la littérature est, selon Bataille, une émotion contagieuse qui se propage d’artiste en artiste. Elle est la poésie sans préméditation et sans public à laquelle les enfants et les amants ont refusé de se fermer.

Ensevelie souffle coupé
Dans ses baisers l’éternité
Comme une fête puérile
Née d’un sourire de la nuit
Rit joue jouit pleure et s’oublie
Dans une bouche juvénile.

G. J.

Georges Bataille, L’Apprenti sorcier, textes, lettres et documents (1932-1939) annotés par Marina Galotti. Editions de La Différence, Paris, 1999, 614 p.

(Le Passe-Muraille, No 49)

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