Le Passe Muraille

Un esprit des Lumières

En mémoire de Jacques Bouveresse (1940-2021)

par Fabrice Pataut

L’idée que la philosophie tient une place exceptionnelle digne de révérence dans la société et la culture, non plus que le ton grand seigneur adopté pour l’affirmer à la cantonade n’avaient les faveurs de Jacques Bouveresse. Le style moqueur qui était le sien pour le faire savoir était un vrai délice, révélait la noblesse et la décence d’un esprit subtil, bien fait et universel. Nous avons discuté de nombreuses fois de cette situation typiquement française, tour à tour comique et affligeante, qui transforme les philosophes en pourvoyeurs de solutions et en donneurs de leçons, pour nous tourner assez vite vers les sujets qui m’avaient conduit à le contacter pour mon jury de thèse, des questions logiques et sémantiques liées à la notion de vérité, qui n’avaient pas vraiment la faveur de l’université à l’époque, mais se situaient depuis toujours au centre de ses préoccupations.
Nous nous sommes souvent revus sous le prétexte du travail doctoral, puis à l’occasion de colloques et d’une conférence qu’il m’avait invité à donner dans le cadre du séminaire attaché à sa chaire du Collège de France. À aucune de ses occasions n’ai-je eu affaire à un sage ou à un mentor.
On parlait philosophie avec Jacques Bouveresse. Les positions, les arguments et leurs implications, des plus évidentes aux plus inattendues, circulaient sans gêne entre les interlocteurs considérés sur un pied d’égalité bien qu’on eût affaire à un maître. Bouveresse ne se plaisait pas à subjuger ou à séduire. Il vous obligeait à utiliser votre intelligence et faisait don sans mesure de son immense culture philosophique, scientifique, et générale. C’est un cadeau d’une grande rareté et qui exige beaucoup de celui qui le reçoit : du travail et de la patience, au risque de la déception face à une voie sans issue empruntée jusqu’au bout.
Il y avait donc ces difficultés, ces apories, ces choix philosophiques à faire, qui étaient là, entre nous, en quelque sorte désincarnés, et n’avaient de fascinant que la profondeur de leur difficulté. On aurait pourtant tort de croire que Bouveresse était sec, ennuyeux ou fastidieusement professoral. Il savait être drôle, malin et retors. Une grande partie de son charme tenait dans la façon dont il s’emparait d’un problème pour vous forcer à préciser et à modifier votre position de manière à glisser au dernier moment une objection un rien cuisante avec un petit sourire en coin qui suscitait aussitôt la répartie.
Jacques Bouveresse était un rationaliste, un héritier des Lumières. Il pouvait donner l’impression qu’il n’y avait pas là un choix délibéré ou une posture philosophique motivée. Il semblait dire plutôt d’un air amusé : étant donné nos valeurs, étant donné que notre discipline est argumentative par nature, comment faire autrement ?
C’était un belle intelligence qui a su forger une œuvre dont il voulait qu’elle soit digne de ces prédécesseurs — et pas des moindres — dès ses premiers pas à l’École Normale. On demande en 1965 pour Cinq colonnes à la une à un jeune Bouveresse de vinq-cinq ans : « Quel est l’homme que vous admirez le plus ? » Réponse : Jean Cavaillès. C’est dire l’humilité vis-à-vis de la tâche à accomplir, le pessimisme quant aux valeurs de l’époque, la certitude qu’il faut se mesurer aux plus grands.

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