Le Passe Muraille

Le hussard en conversation

 

À propos de L’Esprit des Lettres de Jacques Laurent,

par Gérard Joulié

Dès qu’il sut l’orthographe, Jacques Laurent se jeta sur les livres. A 8 ans on lui achetait les volumes de la Bibliothèque verte et de la collection Nelson. Tout lui plaisait. Surtout les contes d’Andersen et de Perrault. Le monde réel était là pour lui, enfermé dans les pages d’un livre à couverture rouge et or. Déjà il savait que la fonction suprême de l’homme est de se raconter des histoires.

Devenu jeune homme, la passion du papier imprimé ne l’a pas quitté. En 1947 il entre comme critique à la revue La Table Ronde: travailler à la gloire des autres lui cause la même joie qu’une bonne action. Car il n’est plus douce activité que celle appelée jadis la «critique des beautés».
Jacques Laurent avait en la faisant le sentiment d’adresser des lettres aux écrivains sur ce qui leur importe plus qu’amours ou plaies d’argent: la pratique de leur art (supposé bien entendu que la littérature n’est pas le simple véhicule d’une névrose).

La fête et l’honneur de l’amitié (il appartient à une petite troupe frondeuse qu’on a surnommée les hussards), la soif de l’alcool et celle de l’encre, le service des lettres et des écrivains nous montrent un jeune auteur éclatant de lectures et de fantaisie, qui s’apprête à devenir le maître que le demi-siècle avait reconnu trop vite et qu’un jour l’Académie française devait accueillir en ses rangs.

Dans ces pages provenant d’articles publiés dans La Table Ronde, puis, à partir de 1953, dans une nouvelle revue intitulée La Parisienne, il s’efforce de garder l’actualité à distance, ne se laissant pas envelopper par elle ni par les contraintes de la chronique régulière, n’oubliant jamais la littérature. S’il y a pamphlet contre l’époque, ce sera indirectement. Porté par son tempérament vers l’excès et la polémique (on se souvient de celle qui l’opposa au Mauriac hagiographe de De Gaulle, et à Sartre auteur de romans à thèses à l’instar de Paul Bourget, dans un pamphlet intitulé Paul et Jean-Paul, repris dans ces pages), parce que les contraires le séduisent, il se méfie de son humeur sauvage comme de toute maxime définitive. Avec son époque il se comporte plutôt en voyeur qu’en vengeur et goûte ici au grand bonheur de ne pas toujours s’intéresser à soi.

Si Perrault fut son initiateur au merveilleux (quel petit Français n’a pas reçu ce baptême-là ?), Jacques Laurent a certainement découvert la littérature moderne à travers Giraudoux et Paul Morand. Du premier il a la facilité, et du second la vivacité d’esprit. Il se rattache ainsi à ce qu’il y avait de brillant dans une génération qui croyait encore à la civilisation et que ces deux écrivains symbolisaient parfaitement. Si on remonte plus haut, on trouvera Stendhal, le prince de Ligne et toute la grande prose française.

Par civilisation nous entendons cet état miraculeux de grandeur durable où chacun peut aller un peu plus loin parce que les autres ont déjà fait une partie du chemin à sa place et qui fait dire du style de Paul Morand à Jacques Laurent: «C’est une fois qu’une langue est bien faite qu’on peut lui permettre des ellipses. C’est quand elle est bien travaillée que la litote est possible. Chez Morand comme chez Ligne, telle phrase nominale suppose deux mille ans de syntaxe, de générations d’auteurs nantis de verbes en bonne et due place et de lauréats de discours latins.»

Les fils ne peuvent dépenser que l’héritage des pères, faute de quoi l’on forme un Etat clandestin, une société secrète, qui a ses mœurs et ses lois. On ne cherche pas tant à convaincre les autres qu’à se plaire. On veut rester libre et souffrir entre soi. Et l’on pense encore à faire de l’amour la grande affaire de la vie. Amour fou ou amour libertin ? Tristan ? Don Juan ?

Presque toujours notre jeune critique aborde les écrivains dont il va parler avec sympathie. S’il est quelque fois dur, agressif, c’est au-delà de tout parti pris, en passant, et d’une écriture caracolante. Ce qu’il se propose chez ceux qu’il considère comme ses maîtres ou ses amis, c’est ni de les louer ni de les honnir mais de les comprendre.

La littérature engagée faisait rage à l’époque. Voici comment cet insolent oppose, dans un savoureux parallèle, Simone de Beauvoir à Louise de Vilmorin: «L’ironie retient toujours Mme de Vilmorin et le savoir-vivre ses personnages, ses amis, pourrait-on dire. Car elle n’accueille jamais dans son œuvre qui elle refuserait dans son salon. Je trouve cela très bien. C’est la seule forme de littérature engagée que j’admette.» La mesure est bien prise. Tout est dit, tout est clair. Après quoi il déplore que Mme de Beauvoir qui a su rendre si cruellement les «vachement» qui forment toute la ressource adverbiale des potaches attardés qui lui servent de héros, n’ait pas cru devoir retirer sa plume du jeu. Pourquoi, se demande- t-il, écrit-elle donc comme ils parlent ?

Sur ce genre de livre on serait intarissable, car c’est à proprement parler une conversation. Ce n’est pas une confession; on y parle de tout le monde. Ce n’est pas un pamphlet contre l’époque; ce n’est pas non plus un inventaire, et ce n’est sûrement pas une chose grave comme la critique littéraire des professeurs. C’est donc de la littérature.

G. J.

Jacques Laurent, L’Esprit des lettres, Editions Bernard de Fallois, 1999.

(Le Passe-Muraille, No 42, Juillet 1999)

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