Le Passe Muraille

Un chant somptueux d’agonie et de mort

 

À propos du Long été de Lorenzo Pestelli,

par Jil Silberstein

Hormis L’été des sept-Dormants de Jacques Mercanton, je doute qu’il soit paru en Suisse romande ouvrage plus inspiré, crépusculaire et déchirant que Le Long Eté – ample journal de voyage à la fraternité crucifiée. Si, en littérature, un «chef-d’œuvre» se mesure à sa capacité d’étroitement mêler l’universel au plus intime de telle manière que l’expérience d’un seul emblématise celle d’une ou de plusieurs générations, alors ce livre-fleuve paru il y a bientôt trente ans en est un. Voici le témoignage ultime de toutes les perditions au moment où le monde, ayant cessé d’incarner une Promesse, n’est plus aux yeux du voyageur qu’une masse éventrée, souillée par une humanité avide de jouir et d’asservir. On peut même dire ceci: en accueillant au plus profond de lui – dans un élan où se conjuguent désillusion, folle douleur et volonté d’expiation – pareille expérience des limites, Lorenzo Pestelli s’est confondu avec l’inéluctable mort de l’Occident. Récits, poèmes, notes, croquis, lettres à ses proches… dans un débridement lyrique tant acéré, rageur, que somptueux, et selon une dramaturgie ne laissant place à nulle échappatoire, il a conçu, chemin faisant, au fil d’un parcours foncièrement autodestructeur, un chant funèbre refermant sous nos yeux atterrés le Livre des Merveilles qu’avait ouvert pour nous, il y a longtemps, un Vénitien ébloui nommé Marco Polo.

A une époque qui a choisi de rire des «sanglots de l’homme blanc», où les agences de voyages nous offrent – «en pantoufles» – l’Amazonie, Angkor, Bornéo, et où d’habiles travel-writers satisfont à bon prix les soifs d’exotisme, Pestelli fait, c’est vrai, un peu figure de Cassandre désuet et chagrin. Pourtant, à ceux et celles dont les attentes parasitées par l’ère des manipulations mondiales, violées par le vicieux trépan du fric, ne se paient pas de la petite monnaie des ludothèques virtuelles, il parle encore – intensément.

C’est en juillet 65 qu’accompagné de son aimée et de leurs deux fillettes, un homme – la trentaine – s’apprête à entamer un long voyage qui va durer près de trois ans, dont il pressent qu’il sortira brisé, mais qu’il ne peut – ni ne veut – éluder. Qui donc est cet individu extrême foulant le sol chinois à l’heure où, «sur la place Tien An Men, l’Orient est plus rouge que jamais. Rouge de sang, rouge d’illusions et de gloire» ? Un fin lettré, assurément, épris de ce qui constitue l’âme et l’esprit des peuples de l’Asie: rituels, littératures, musiques, philosophies… disposition aimante, raffinée, rap-pelant davantage la Renaissance italienne que la plupart des beatniks dont les routes commencent à être saturées. Mais également quelqu’un de secrètement blessé, qu’obsède une disgrâce originelle faisant de lui un éternel mal-aimé.

Il y a un siècle ou davantage, on peut imaginer en quoi l’apprentissage du monde eût constitué une sereine consolation pour pareil paladin en quête d’universelle communion. Pourtant, en ce siècle qui s’acharne à sarcler, avec des moyens gigantesques, cultures, civilisations, communautés et terres, l’enchantement n’est plus de mise pour qui, enfant, aura sans doute beaucoup rêvé des peuples évoluant en marge des planifications occidentales. Qu’un outrancier féodalisme finisse par contrarier le flou fraternisant qui imprégnait sa vision; que les fruits du colonialisme ne cessent plus désormais d’agresser, sous ses yeux dessillés, ceux qui ne sont que faim, que peur… l’idylle vire au cauchemar. Et quelle image l’omniprésent malheur renvoie-t-il de lui, ombre assoiffée d’éblouissement ? Celle d’un avorton issu d’une race de pilleurs, pétri de mauvaise conscience, gorgé de besoins égoïstes, «dont personne n’effacera la blancheur de la peau» et dont les colères éphémères, dont les velléitaires ap-pels à la révolte jamais ne soulageront d’un iota les masses violentées.

Cette coupe mêlant horreur, impuissance, stérilité, amour du monde, rage, quête d’harmonie, désir d’oubli de soi, sarcasmes, soif d’innocence, candeur, effusion pathétique à l’endroit des humains ou des bêtes, lubricité, détresse et minutes de grâce, Lorenzo Pestelli pressent qu’il lui faudra la boire jusqu’à la lie au fil d’une avance qu’il cherche dramatiquement à retarder… avant qu’elle ne le reconduise dans cette Europe qu’il vomit. Rien à faire, pourtant: il convient d’avancer… exactement comme il convenait de partir «pour ne pas occuper la niche que les autres déjà vous assignent, pour ne pas s’appeler Médor» (tel est ce qu’écrivait à son propos son ami Nicolas Bouvier). Alors Chine, Vietnam, Japon, Corée, Cambodge, Siam, Malaisie, Bali, Java, Sumatra, Ceylan, Inde, Népal, Tibet… ainsi jusqu’à la mer Australe. Jusqu’à l’agonie.

Chemin de croix ? Marche à la mort ? Adieux au monde ? Tombeau à la mémoire d’un paradis détruit engloutissant, avec nos rêves, toutes les aurores qui n’ont encore pas lui ? Le Long Eté est un poème envoûtant, ciselé jusqu’au sublime, pathétique et parfois radieux brassant jusqu’à l’incandescence tout ce qui constitue une conscience malmenée par notre temps. Ses descriptions d’une inhumaine et si humaine crudité (Le Marché de Nishiki, Mort et Crémation…) y croisent d’autres flèches d’une empathie (Je viens de traverser Java sur une locomotive), d’un masochisme, d’une jubilation ou d’une ardeur spirituelle fracassants de véhémence.

Excessive, cette œuvre ? Assurément ! Mais alors d’un excès capable d’embrasser, comme peu d’autres surent le faire, l’aventure terrestre et celle de l’homme à un moment charnière de leur histoire. C’est tout le mérite de Bertil Galland de l’avoir sur-le-champ senti et de s’être battu afin d’en rendre possible, au début des années 70, la publication en deux volumes. Epuisé depuis longtemps, ce Long Eté qui constitue un des chants les plus achevés de notre littérature attend toujours qu’un éditeur prenne le relais… pour qu’encore monte en nous «la soif qui désaltère».

J. S.

(Le Passe-Muraille, Nos 35-36, Avril 1998)

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