Le Passe Muraille

Toutes ces voix

Un texte inédit de Michel Butor

(Pour Madeleine Santschi*)

Toutes ces voix qui tournent dans la chambre quand on a du mal à s’endormir ou qu’on est éveillé en sursaut par un cauchemar ou un bruit, murmurantes, aiguës, chantantes, rauques et d’abord on a du mal à les reconnaître, et puis c’est l’enfance évidemment, la mère, mais non tout de suite on l’aurait reconnue, le père avec ses lunettes de myope, ses outils de graveur sur bois, les frères et sœurs: celle qui était bonne en latin, celle qui avait les cheveux frisés, celle avec qui on allait se baigner dans les étangs, celui qui avait badigeonné les vêtements de l’institutrice venue passer l’été chez nous, avec de la pâte dentifrice ou du blanc à chaussures, celui qui avait fait une primo-infection et à qui on allait rendre visite dans une station des Pyrénées, la dernière avec ses poupées;
mais les poupées des autres aussi, tout un bataillon de poupées qu’il fallait transporter lors des villégiatures, et auxquelles elles avaient donné des noms et des voix, et les ours en peluche qui parlaient aussi, les autres animaux avec leurs yeux qui pendaient longtemps au bout de leur fil avant d’être arrachés, retrouvés parfois, recousus, remplacés par d’autres dont la couleur ne s’accordait pas toujours avec celle de l’œil antérieur, mais c’était quand même beaucoup mieux que de les laisser borgnes, tous les jouets avec les conversations autour, les émerveillements quand on les avait donnés lors des Noëls ou anniversaires, les déceptions parfois dont on s’était accommodé, les trains, les soldats de plomb, les constructions, les livres, tous les objets de l’enfance: landaus, costumes de bain, pelles et râteaux, meubles et vaisselle miniatures avec toutes les familles miniatures qui s’inventaient autour; les cousins que l’on rencontrait à chaque vacances dans ta maison de la grand-mère commune et qui partaient ensuite dans celle de leur autre grand-mère à quelques kilomètres de là, trajet que l’on faisait facilement à bicyclette en se mettant quelques instants, les jours de grande chaleur, à l’ombre d’un poirier seul arbre sur la route entre les deux villages: celle qui faisait ses études dans un couvent, celui qui courait plus vite que les autres, celui avec qui on soignait un petit potager avec ra-dis et laitues, celui qui est devenu avocat, celle qui n’aimait pas la rhubarbe, celui qui a fait des études de médecine, et leurs autres grands-parents, lui qui avait milité dans l’Action française et qui s’enfermait dans sa bibliothèque avec vue sur le parc, au milieu des classiques grecs et latins de la collection Guillaume Budé, elle qui distribuait des boissons à base de frêne ou de sorbier dans la grande salle à manger vitrée en demi sous-sol qui devait avoir été un jardin d’hiver, et leurs autres tantes qui prenaient le thé sur la pelouse, leurs autres cousins qui s’installaient des campements dans les soupentes au-dessus des anciennes écuries qui servaient de garages et d’ateliers; les cousins d’un autre côté que l’on voyait moins souvent parce qu’ils habitaient dans le sud-ouest pas très loin des autres grands-parents qui sont partis ensuite pour la Tunisie où il y avait encore une tante veuve avec d’autres cousins dont nous ne connaissions pas les noms et un oncle qui n’avait pas d’enfants, et des cousins plus éloignés dont le grand-père était le frère de cette grand-mère, et qui avaient une délicieuse maison de campagne avec un immense magnolia et d’autres encore, et encore des oncles et des tantes, certains ecclésiastiques, d’autres professeurs, certains dont on ne savait pas très bien ce qu’ils faisaient, ce qu’ils étaient devenus, dont on ne prononçait le nom qu’à mi-voix, mais à qui parfois il fallait dire bonjour, qu’il fallait embrasser, qui disaient: «comme il a grandi !», «comme il ressemble à tel ou tel !» avec des odeurs de tabac ou de poudre de riz, d’ail ou d’encens, d’essence ou d’eau de Cologne, qui sont morts main-tenant pour la plupart, dont beau-coup ont des enfants et petits- enfants qui sont des neveux plus ou moins lointains, que l’on n’a jamais vus souvent, mais qui ajoutent leur murmure anonyme à toutes ces voix.

Michel Butor

* Comme en écho au livre de Madeleine Santschi du même titre (Toutes ces Voix, Editions Zoé, 1995) cette évocation dans le temps et dans l’espace d’une enfance – qui est toutes les enfances – avec le père, la mère, les frères et les sœurs, les cousins, les oncles, les tantes, les grands-pères, les grand-mères, leurs odeurs, leurs traces par Michel Butor dont on a fêté l’an dernier le soixante-dixième anniversaire et dont le Gyroscope est sorti en décembre 1996 chez Gallimard à Paris. Madeleine Santschi, auteur entre autres de Sonate, roman (Mercure de France puis Poche Suisse), et de deux ouvrages consacrés à Michel Butor (L’Age d’Homme), s’est vu décerner en octobre 1996 le Prix littéraire Val di Comino, présidé par Giorgio Barberi-Squarotti, pour ses traductions des poèmes d’Albino Pierro et d’Antonio Pizzuto.

En lisant le dernier volume de Génie du lieu, ces jours-là à La Guadeloupe,

par JLK

Imaginez que vous vous trouvez dans une maison labyrinthique conçue par Escher sur un boulet de canon lancé dans l’azur éthéré, que le rocking-chair sur lequel vous êtes en train de lire en vous aidant de plusieurs sortes de lunettes se balance lui-même en décrivant un mouvement de spirale impossible à décrire au moyen d’aucun instrument (car le sol glisse, le temps file sous vos pantoufles, il y a des couchers de soleil, des révolutions d’astres non visibles, maints autres phénomènes passés ou futurs), et vous aurez à peu près la sensation qui se dégage à la première lecture de Gyroscope de Michel Butor, avant que votre regard à multifacettes de butinante abeille n’accommode pour ainsi dire et ne se réadapte au moyen de ce sens miraculeux de l’équilibre qui vous est propre, imitant précisément le gyroscope du sous-marin ou de l’aéronef en perdition.

J’ai commencé de lire ce livre il y a trois semaines, une nuit d’amer crachin. A la télévision ouverte d’à côté, sur le Canal Planète, la scène d’un vieillard entièrement nu, piétinant et balbutiant dans une promiscuité atroce (c’était la zone psychiatrique d’un pénitencier américain), me faisait sans cesse tourner la tête et donc ne pas lire. Cet homme incarnant le dénuement absolu, ce damné vivant dont sortaient parfois quelques mots (il promettait de ne plus salir le carrelage, il rappelait sa qualité d’ancien instituteur à Milwaukee, il éructait des obscénités), m’a tant frappé ce soir-là, tant ému, tant rappelé l’épouvante dont nous émergeons, que lorsqu’il disparut je revins à Gyro-scope les yeux perdus, et c’est ainsi que je commençai de lire simplement la première très belle histoire des Hallucinations simples du premier cahier du Programme Voyant, Porte Chiffres et Canal 1, dédiée à la mémoire du capitaine Frédéric Rimbaud, traducteur de l’arabe, et racontant un voyage vers le livre des livres qui est à la fois un voyage vers le fils espéré dont tout homme qui écrit attend une lettre au moins dans sa vie.

J’ai souvent repris mon Gyroscope depuis ce soir-là, dont je poursuivrai la lecture demain soir au pied du volcan de la Soufrière, car c’est un livre à déplacer aussi par rapport à l’axe de la planète et je pars tout à l’heure, c’est pourtant vrai: je l’emmènerai avec trois traductions d’Hamlet et l’athlétique échange de correspondance de Miller et Fraenckel (Buchet & Chastel, collection Le Chemin de La Vie, 1956, exemplaire fripé) portant sur le même Danois dont la même Porte Chiffres de Gyroscope, par le Programme Observatoire du Canal 4, ouvre sur l’ombre et celles de Tycho Brahé ou d’Andersen ou d’un Antifantôme poète au délire traduit de l’ondin.

Mais à présent baste: bien assez lu, mâché de papier, tourné et retourné Gyroscope d’Angkor à Charleville ou de Glamis à Cathay, à présent ouste !
Là-bas, sur le boulet bleu comme une orange, le rocking-chair vous attend à votre tour dans la maison-dédale: s’il vous plaît.
Quant à moi, en copie d’ancien Tang je vous dis adieu et je cite encore Gyroscope avant que de l’empaqueter: «Je hisserai ma voile / laissant pour seule trace / quelques feuilles d’érable.» Or voici que déjà se profile la Désirade…

JLK

Michel Butor, Le Génie du Lieu, cinquième et dernier, autrement dit Gyroscope. Gallimard, 2 fois 200 p.

(Le Passe-Muraille, No 29, Février 1997)

 

 

 

 

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