Le Passe Muraille

Sur les pas de Robert Walser

par Fabio Pusterla

Il y avait eu un précédent, déjà, qui aurait dû me mettre en garde. Quelques années plus tôt, durant un bref séjour au Piémont, l’un d’entre nous avait lancé l’idée de se mettre à la recherche de la tombe de Cesare Pavese, dans un cimetière proche. Et pourquoi pas ? Suivit alors une ample virée par les montueuses collines automnales, jusqu’au village en question. Mais le cimetière ? Les passants se contredisaient, nous envoyant d’abord d’un côté, puis nous expliquant que non: qu’il faudrait plutôt rallier l’autre bout du village. Or nous voici devant l’enceinte des défunts. Nous entrons donc, déchiffrons les noms sur les pierres tombales; demandons conseil: “Pavese, le grand écrivain: peut-être savez-vous où il est enterré ?” – “Ah, nous répond une petite vieille, ce sera celui-là, fils d’Unetelle, pourtant il a disparu depuis longtemps, je ne sais où”; mais non, il n’y a pas de Pavese par là, vous faites erreur”, dit une seconde d’un ton farouche. Un autre hausse les épaules. Finalement, quelqu’un nous explique qu’il n’est pas enterré par là en haut dans ses Langhe mais à Turin, près de sa maison de famille, actuellement transformée en musée.

C’était évidemment notre faute: nous aurions dû commencer par nous informer. Cela étant, tombe ou pas, cette brève promenade nous avait à vrai dire conduits bien plus près de Pavese, dans la proximité de ceux-là qui en ignoraient jusqu’à l’existence, au milieu du paysage qui avait été le sien et qui conservait encore, malgré le bouleversement du présent, une trace de douceur sensuelle; jusque sur les murs de certaines maisons.


Ainsi, j’aurais dû m’en aviser. Pourtant, me trouvant pour une semaine en Appenzell, comment résister à la tentation d’y chercher des traces de Robert Walser, et d’abord à Herisau ? Un dépliant touristique parlait même d’un Sentier Robert Walser. Après tout, on était là pour faire de belles balades; ainsi nous aurions pu rallier Herisau, chercher la clinique, imaginer ses pas s’éloignant de là et tourniquant tant de fois autour de la ville pour se perdre un jour dans la neige.

Balade agréable en somme, pas trop pénible: idéale pour les enfants et la grand-mère, qui n’aurait certes pas eu trop de difficulté, malgré sa canne. Mais là encore, quelle impréparation ! Non seulement j’avais laissé, sottement, les livres de Walser que je me promettais de relire, mais également le précieux ouvrage de son ami Carl Seelig dans lequel j’aurais pu découvrir tant de choses intéressantes. Par exemple: nous logions à Teufen, commune d’origine de la famille Walser; et à Teufen préciséemt, qui sait si le restaurant à boucherie attenante où nous avions si bien mangé n’était pas le même établissement qui avait accueilli les deux amis après une longue journée de vagabondage à travers les collines de Hundwil à Stein, le 10 septembre 1940, où on leur avait offert “un beau plat de rôti avec haricots et pommes de terres frites”.
Au lieu de ça, nous allions nous promener, ignares, le long des mêmes sentiers parcourus tant d’années auparavant par un écrivain que nous étions juste bons à associer au nom d’Herisau. Comme s’il n’avait fait qu’y rester enfermé pendant des décennies et n’était pas allé à Saint-Gall ou à Urnäsch; comme s’il n’avait pas regardé les mêmes paysages que nous regardions, les mêmes maisons noyées dans la verdure, les troupeaux silencieux, les nuages, la silhouette lointaine du Säntis. Pour tout dire: Herisau, dix minutes en voiture et finalement le Sentier Robert Walser. Pas plus compliqué que ça…

Mais il pleuvait. Pas la toute fine petite pluie appenzelloise qui mouille et pénètre, mais la grosse averse trempant les prés comme des soupes. Il pleuvait le matin à Teufen; et il pleuvait encore plus à Herisau, où une variation de luminosité du ciel nous avait vainement fait croire à une éclaircie. Et là mieux valait naturellement attendre un peu; quelques pas dans le centre, un peu de lèche-vitrines, peut-être un café; ensuite on verrait.
Ah les vitrines: c’est toujours un sacré problème avec un enfant, dans la petite tête duquel le désir ne tarde à insinuer ses sollicitations, suscitant l’habituelle stratégie de caprices et de séductions. Et les adultes aussi, d’ailleurs, quand, en vacances, ils se baladent, peinent à résister sereinement à la tentation. Cette lampe, par exemple, dans la boutique d’un brocanteur : n’est-elle pas gracieuse ? Ne dispenserait-elle pas une lumière idéale à nos soirées de lectures, dans la pénombre d’un salon ? Ensuite, cette pluie qui a traversé le cuir de nos souliers et s’en prend maintenant à nos chaussettes, nous amène à regarder sérieusement cette paire de si robustes chaussures avec lesquelles ce serait tout de même autre chose de braver le pavé mouillé de la chaussée, alors que leur base renforcée permettrait d’affronter jusqu’aux passages boueux des chemins de campagne. Et voici ce si joli petit magasin avec ses animaux de bois découpé, ses petits bateaux colorés, des tas d’autres animaux encore et des maisons ou des usines en miniatures. Celui-là est le loup, cet autre le cerf, les vaches et les brebis, les chiens. Au-dessus sont suspendus des avions et des poupées accrochées à un ressort, dansant dans le vide, effleurant les petits cubes jaunes encastrés les uns dans les autres pour former on ne sait trop quoi : une montagne, un palais enchanté, un château ? Mais non, pas question d’acheter : nous en avons déjà tant à la maison. Pourtant attendez : n’y a-t-il pas deux bambins de quelques semaines à peine à qui, de toute façon, nous devons faire un petit cadeau ? Un pour Otto et un autre pour Caroline, c’est pourtant vrai. L’un de nous pourrait entrer, pendant que je resterai avec le petit Leo, calmé par la promesse d’une bande dessinée que nous irons chercher ensuite, j’attendrai donc dehors, quitte à faire encore deux ou trois pas. Ainsi nous retrouvons- nous là, avec Leo, à regarder si ne passe pas une voiture avec trois mêmes chiffres sur sa plaque, ou à faire cet autre jeu où l’un choisit une couleur et dont le vainqueur est le premier qui voit une chose de ladite couleur. Sous ce porche, oui, pour ne pas nous mouiller, même si nous le sommes déjà, disons alors : pour ne pas l’être encore plus.

Et puis s’approche une jeune fille vêtue de noir. Elle a un long manteau, de longs cheveux aussi et une paire de chaussures de forme étrange. Elle se dirige vers nous, nous regarde et j’affûte mon pauvre allemand car je présume qu’elle va me demander un renseignement. Ce n’est pas à vrai dire le meilleur moment, d’abord parce qu’il continue à pleuvoir, ensuite du fait que je suis en train de m’allumer une cigarette après une pensive et douloureuse réflexion liée au fait que j’aimerais arrêter la fumée. Mais nous parlons du mauvais temps et de l’été pourri. Ensuite elle me demande si je suis roumain moi aussi et si je lui offre une cigarette. Vaguement étonné, le briquet à la main, je lui réponds que non : que je ne suis pas roumain. Là-dessus, même si je ne suis pas roumain, ne pourrais-je lui donner un peu de sous ? Je cherche alors de la monnaie dans ma poche trempée : cinq francs, ça ira ? Elle aurait préféré un peu plus, mais ça ira quand même. Au revoir. Dans l’intervalle j’ai relevé le regard de reproche que m’a jeté un quidam, signifiant, un, qu’on ne devrait pas demander l’aumône, et deux qu’on ne devrait pas l’accorder. En quel honneur cette aumône, au fait ? Je me le demande d’ailleurs moi aussi : que fera-t-elle avec ces cinq francs ? Un jour, tel ami italien m’a fait remarquer que la pièce suisse de cent sous représentait un gage de sécurité et de solidité, étant de bon poids et de belle taille, semblant réellement valoir quelque chose. De fait, ne l’appelait-on pas un écu jusqu’il y a peu ; et n’est-ce pas avec le plus grand sérieux qu’on dépose un écu sur une table ? Ainsi la demoiselle fera-t-elle avec son écu, cherchant à conjurer quelle adversité ? Et le modeste écu en question l’aidera-t-elle à affronter le dragon quand celui-ci crachera de nouvelles flammes ?

 

A présent j’avais à expliquer à Leo ce qui s’était passé, ce que voulait la demoiselle et si nous autres, aussi, étions pauvres ou non. Mais non : nous non plus ne sommes pas riches. Fortunés au moins ? Fortunés si l’on veut, juste ce qu’il faut. Entre temps reviennent les autres avec deux petits paquets ; et l’on repart en quête d’un kiosque à journaux. C’est qu’il n’est pas facile, à Herisau, de trouver une bande dessinée pour un enfant qui ne sait pas l’allemand. Or, ayant renoncé, après une première reconnaissance, à l’idée d’en trouver une en italien, nous nous rabattons sur celle d’un petit journal aux personnages possiblement connus, qui feraient passer le texte au second plan. Le supermarché tout proche paraît le lieu approprié ; et de fait il est bien doté. On peut en outre y boire un café au premier étage. Plus encore, vu qu’il pleut maintenant à verse et que c’est pour ainsi dire l’heure du déjeuner, nous n’allons pas nous remettre en route mais à table, vite fait, au self service spécialisé ès pâtes et lasagnes. La table à laquelle nous nous installons est l’un des quatre ou cinq restées libres. Sur la gauche, en contrebas, monte l’escalier roulant du supermarché. Devant nous, formant angle, c’est le comptoir des mets et boissons. Derrière, encore dans l’obscurité, une salle de jeux qui ouvrira sous peu et que zèbrent d’éclairs les lampes rouges des machines à sous. Ces lueurs sont rendues plus mystérieuses encore par un aquarium, à vrai dire déplacé, qui trône au milieu du salon de jeux, jetant alentour des ondes lumineuses aux mouvements étranges. Est-ce là que la jeune fille vêtue de noir viendra tôt ou tard tenter sa chance ? Là que l’écu tintera derrière l’aquarium ? Là qu’elle plongera elle aussi, ou que quelque roi pêcheur surgira des abysses pour lui tendre la main ? Dans le snack on ne parle presque que l’italien et le café est bon. Le personnel et une bonne partie de la clientèle parlent italien, comme ces deux hommes, à coté de nous, qui discutent avec animation. L’un d’eux, avec une queue de cheval qui rappelle un chanteur à la mode d’il y a quelques années, champion à ce qu’il semble de karaoke, doit être le père d’un gosse qui joue sur l’escalier roulant, descendant où les autres montent et remontant où il devrait descendre, criant et riant. De temps à autre le père lui dit quelque chose en schwyzerdütsch, avant de reprendre la jactance avec son ami. A quelques bribes de conversation, et bien que la chose puisse sembler banale, on dirait qu’ils parlent voitures et conquêtes féminines, donne e motori, comme dans une vieille chanson de Bobby Solo que presque personne ne se rappelle. C’était une chanson très triste parlant d’un amoureux désespéré qui, à la fin, choisissait de se tuer. Les derniers vers disaient : Maintenant on dit que c’était un poète / parce qu’il savait parler d’amour / mais qu’importe si tel meurt à la fin / qui ne peut plus parler de toi ?


Et Robert Walser là-dedans? L’avions-nous déjà abandonné, laissant tomber le projet de Wanderweg dont je mesurais distraitement l’itinéraire, à présent, sur un dépliant reposant sur la serviette en papier, à côté des restes de pain ? Peut-être. Et de fait, dans l’après-midi, décidant de descendre à Saint-Gall pour en visiter encore la Bibliothèque et montrer les momies aux enfants, puis le soir, à Appenzell au souper, de Walser il ne fut plus question. Mais repensant à présent à cette étrange journée et à ses imprévus, à la jeune fille vêtue de noir que je ne reverrai jamais plus, au gosse démonté sur l’escalier roulant, au surgissement imprévu et hasardeux d’une humanité surprenante ; resongeant à tout cela me vient comme l’impression contraire. Peut-être, comme il en va de Pavese, Walser n’est-il pas à chercher dans les sites officiels qui en conservent une mémoire muséifiée ? C’est peut-être dans le rythme : dans le rythme imprimé, sur le papier, par son vagabondage et celui de ses personnages, dans le rythme de son récit qui ne cherche pas à imposer d’ordre préétabli aux choses mais s’accorde à leur courant, tantôt ludique et tantôt dramatique. C’est un rythme très difficile, et précisément dans la mesure où il paraît si facile. Il risque de tourner au jeu, dans une forme un peu trop infantile parce que voulue un peu trop infantile. Ou bien il peut s’égarer dans une rêvasserie mièvre, ou encore dans quelque morceau de bravoure. Mais quand il parvient à résister à ces deux tentations, c’est pour devenir le rythme même des choses et des vies qui se mêlent dans les choses, s’effleurent et s’éloignent, chacune selon sa propre ligne d’aventure, de souffrance ou d’éprouvante liberté. Quand, en 1929 Walser a choisi et subi l’isolement d’Herisau, l’Europe était en train de passer d’un premier à un second massacre, prisonnière d’une logique de fer dans laquelle les destins individuels n’avaient pas la moindre importance ; cette même logique qui a perduré et résonne aujourd’hui avec de nouveaux tambours de guerre. Walser nous parle d’autre chose ou mieux : il nous parle d’une autre façon, avec une autre musique ; et dans son altérité se découvre l’une des formes d’opposition les plus extrêmes et lancinantes qu’il nous soit donné d’imaginer.

La jeune fille en noir, qui probablement ne le lira jamais, errant solitaire par les routes d’Europe en quête d’un écu, n’est-elle pas plus proche de Walser que nous tous, ses lecteurs passionnés mais un peu hypocrites ?

(Ce texte, traduit de l’italien par JLK,  a été publié dans Le Passe-Muraille, No 64-65)

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