Le Passe Muraille

Sous l’invocation de saint Larbaud

À propos d’ un Cahier de l’Herne et les Lettres d’un retiré, notamment,

par Christophe Calame 

Tout le monde  situe à peu près Valery Larbaud au début de notre siècle, dans la seconde plus grande génération bourgeoise de la littérature française (après celle des Racine et des Boileau), celle des fondateurs de la NRF. Certains se souviennent que Valery Larbaud, orphelin très tôt, avait hérité de son père la propriété des sources de l’eau de Vichy Saint-Yorre. A part ses considérations sur la traduction Sous l’ invocation de Saint Jérôme et ses essais Domaine français et Domaine anglais, toute son œuvre – ses récits, ses nouvelles et évocations – tient dans un seul volume de la Pléïade, plus ou moins mal introduit par une crasseuse préface d’Arland, qui se perd dans le Bourbonnais natal des Larbaud sans retrouver la noblesse du duché d’ où provenaient les premiers Bourbons.

Entre Alcools et Au cœur du monde, les poésies du jeune Barnabooth célèbrent le vagabondage du cœur, mais le personnage du jeune milliardaire excentrique ne se déplace qu’en accrochant son wagon privé aux plus rapides des express de l’Europe. Entre les tentations de l’Immoraliste gidien et le fracas des révolutions de Moravagine, Barnabooth est cependant une figure de l’authenticité: il rejette aussi bien le dédale des ruses des éducateurs hypocrites que les vocations méphistophéliques des viveurs qui veulent l’entraîner (on se souvient d’une grande automobile gravissant le côte de San Marino et du baron de Putouarey racontant ses nuits chez une pieuse jeune fille napolitaine).

A côté de ses terribles Enfantines, nouvelles où les passions des enfants sont montrées sans illusion, Valery Larbaud – en ami et traducteur de Joyce – est aussi l’ auteur du premier monologue intérieur français: la nouvelle Amants, heureux amants... où un homme qui s’ éveille dans une chambre d’hôtel regarde le soleil matinal progresser sur la jambe de l’une de ses deux compagnes de la nuit encore endormie tandis que la mer scintille à travers les rideaux. À la fin, il évoque sans peine la rupture inévitable avec sa belle amie, dans le futur. «Surtout à ce moment-là, laisser faire; ne pas chercher à prolonger la longue aventure; ce serait une faute de goût. Des points de suspension, du blanc; et un nouveau chapitre commence, en belle page. Mais savoir ou deviner qu’elle continue à être heureuse. Et puis il pourra y avoir une rencontre fortuite. Mademoiselle Ingeborg. Monsieur Francia. Quelle agréable surprise! Peut-être dans un restaurant, ou sur le pont d’ un bateau, ou dans le couloir d’ un wagon. Elle, avec la nouvelle amie, la cara, la diletta, l’unica. Et moi, tout seul, probable- ment». Et c’est là le ton du véritable cavalier français, que tant d’auteurs ont essayé d’attraper.

En août 1936, à cinquante- cinq ans, Valery Larbaud est frappé par un accident cérébral qui le privera presque complètement de l’usage de la parole, quelques années après la mort de sa terrible mère protestante qui avait pesé sur toute sa jeunesse. Il vit encore pendant une vingtaine d’ années, durant lesquelles on recueille ses œuvres principales. Inutile de dire qu’ il reste encore beaucoup à faire. Un valeureux Cahier de l’Herne de 386 grandes pages s’ y attaque, proposant des extraits de correspondance de Larbaud avec Valéry, Proust, Joyce, Bloch, Spire, Paulhan, Chenevière entre autres, des articles sur La Rochefoucauld, Stendhal, Dickens, Thoreau, Freud, Unamuno. Et des traductions d’Edith Sitwell, Gianna Manzini et Ramón Gómez de la Serna, sans parler des journaux, notes, carnets, impressions de voyage («Liverpool a des rues de couleurs vives comme des palettes chargées de vermillon, de terre de Sienne brûlée, de jaune de chrome et de toute la série des laques; cela se découvre, éclate, sous le ciel tendu de toiles grises d’ un jour sans brume, avec des cris, des chants, des jeux de vilains, des pieds nus sur le pavé humide, des jambes nues, et de grandes galettes de cheveux blonds couronnées d’ une petite casquette d’étoffe»).

On fait le point sur la chronologie de sa vie, sur celle de ses publications par une nouvelle bibliographie critique, et puis sur l’ évolution de la maladie de Larbaud, sur sa fortune, sur sa mère, sur le Bourbonnais, sur sa conversion au catholicisme («Il éprouve une sympathie instinctive envers la religiosité populaire de l’ Italie, ses légions de saints, son goût des cérémonies et même ses superstitions, ses vestiges de paganisme méditerranéen. La foi de Larbaud est, si l’ on veut, plus catholique que chrétienne, plus romaine que catholique» dit M. John L. Brown qui cite un fragment de journal où Larbaud se délecte de voir sa petite amie Pepita à l’ église: «J’ étais assis dans un banc, tandis qu’agenouillée auprès de moi elle priait et s’éventait en même temps…»).

Lorsque Larbaud veut exprimer l’idéal de sa génération, il le formule ainsi: «…le rêve, l’utopie du Parisien accompli que nous voulions être, le Parisien supérieur à celui des générations précédentes, et qui étonnerait les générations suivantes (…) qui ne se contente pas d’être de Paris mais, en disciple d’ Alcibiade, est londonien à Londres, romain dans Rome, porteño à Buenos Aires». Bucarest, Moscou, Athènes, Lisbonne, Londres enfin: les capitales de l’ Europe ne se découvrent vraiment qu’à travers une femme et un grand écrivain, à traduire.

Si les années 80 ont été marquées par le retour des auteurs comme Paul Morand, désinvoltes, mal élevés, pressés, Larbaud, voyageur sentimental, a toujours gardé ses fidèles. Mais peut-être le temps est-il venu pour eux de se compter, dans les confuses années 90 qui commencent. Se perdre pour se retrouver, tel est le vieux rêve du bourgeois qui voudrait exister à la manière de l’argent. Mais Séjourner dans l’autre, ce n’est rien d’autre que la définition hégélienne de la jouissance.

C. C.

Valéry Larbaud, Cahier de l’Herne No 61, sous la direction d’Anne Chevalier, Ed. de l’Herne 1992.
Lettres d’un retiré, éd. établie et préfacée par Michel Bulteau, La Table Ronde 1992

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