Scène à faire pour roman virtuel
Extrait inédit d’un roman en chantier,
par JLK
La Fan Cruiser des Kepler n’avait pas encore atteint Montélimar que plus de quatre mois s’étaient écoulés dans la vie du romancier. En date du 4 août, jour de l’offensive croate dans la Krajina serbe, au soir duquel le poète psychiatre Radovan Karadzic, présumé criminel de guerre, avait destitué le joueur d’échecs haltérophile Ratko Mladic, le romancier avait noté sur un bout de papier que les Kepler, contrairement à toute prévision, feraient un très mauvais voyage à la suite de l’annonce par Muriel, la voix blanche de qui s’est longtemps retenu de dire quelque chose de terrible, des résultats de son test de séropositivité – et le romancier s’était rappelé à ce moment là qu’il s’était promis à ses débuts de ne jamais donner dans l’artifice de la scène à faire, tout en se proposant maintenant d’utiliser ce standard narratif d’une façon non convenue.
Quant à Jo Kepler, il avait failli, sous l’effet de la révélation de Muriel, emboutir le poids lourd jaune qui les saturait de gaz carbonique depuis le putain de passage de Vienne (c’était l’expression du jeune homme), avant de sortir de l’autoroute à la hauteur de l’aire des Alouettes et de demander à Muriel de lui répéter ça, de piquer une crise de nerfs, de s’écrier c’est pas vrai, de répéter deux fois comme au cinéma c’est pas vrai, c’est pas vrai, de penser tout de suite que c’était au sauna Gold Beach qu’elle avait été contaminée la fois où ils avaient fait les fous avec un autre couple évidemment pas clean, puis de se demander si ce n’était pas lui qui était contaminé d’avant ou si ce n’était pas elle qui tirait à gauche sans qu’il s’en fût aperçu, puis de regarder Muriel et de lui tomber dans les bras avec des envies de l’étrangler et de se flinguer du même coup, puis de sentir le long de ses joues ses larmes à elle et de se mettre à bander.
Après seulement ils affronteront la chose, s’était dit le romancier en tâchant de se figurer les sentiments qu’on pouvait éprouver à ce moment-là, après seulement ils s’arracheront les crins mais pour l’instant ils se donnent l’un à l’autre sur le parking, oui c’est cela: ils baisent et je n’ai cure, pense le romancier, du scandale que ça peut faire – ces crétins de touristes belges sortis d’un Pullman qui voient ça malgré les verres fumés de la Fan, et l’un d’eux qui se dit que ce n’est pas possible, tiens, qu’il faudrait appeler la police, mais il se rapproche quand même pour se rincer l’œil, puis le convoyeur du groupe rappelle son monde, etc. – je n’ai cure, se dit le romancier, du caractère peut-être invraisemblable de la scène, crédible ou pas je sens qu’elle est vraie, c’est exactement la scène à ne pas faire mais je la fais, je sens qu’à ce moment Jo et Muriel n’ont pas l’énergie de se trouver un endroit mieux approprié à l’élan qui les pousse l’un vers l’autre, donc Jo commence par découvrir son corps splendide qui a l’air de défier la moindre idée de corruption, et tout aussitôt Muriel est troublée par une sorte d’émanation érotique jamais ressentie en de pareilles circonstances (ils commencent à transpirer dans la chaleur de cette matinée d’été), tous deux se hâtent donc sans un mot de dégager les supersièges tout à fait prévus pour la superbaise dans la supercar, et voici que Jo se révèle à Muriel sous un jour nouveau, pas du tout le petit mec supermâle des temps ordinaires qui ne fait que rouler les mécaniques, et bien plus même que l’étalon qui lui a fait voir parfois des superlunes, mais un personnage qui l’effraie et l’attire invinciblement tout à coup, un type terriblement réel dont elle se dit que chaque partie du corps est chargé d’un potentiel d’énergie qui va déclencher en elle une espèce d’orage cosmique, elle ne se représente pas ça du point de vue conceptuel ou verbal mais se le figure bel et bien en images symboliques ou neuronales, peut-être est-elle dépositaire chimique des réminiscences de la lecture de Wilhelm Reich que faisait sa mère quand elle était enceinte d’elle (sa sœur lui a vaguement parlé de la chose en lui recommandant de lire La Fonction de l’Orgasme), ou peut-être ressent-elle tout ça par ses tripes psychiques à elle, en tout cas Jo lui fait à présent l’impression, à genoux devant elle mais la dominant comme une statue primitive lisse et luisante, le sexe dressé comme un lingam de temple hindou, et lui-même entièrement sexualisé, lui-même bouleversant de présence sexuelle, les lèvres presque noires et le regard la pénétrant déjà d’une onde incandescente, Jo lui fait l’impression que la divinité mâle de la vie s’apprête à enlacer et à prendre la divinité femelle et qu’un nouveau monde va s’en trouver conçu, elle pense cela confusément à l’instant même de se rappeler qu’ils sont peut-être foutus tous les deux et que ça va d’abord passer par les tas d’horreurs qu’elles a lues dans les magazines et tout ça, Jo se dresse au-dessus d’elle et s’offre avec une sorte de râle qu’elle ne lui connaît pas, tout à coup toutes leurs séances d’hygiène corporelle lui paraissent minables à l’apparition du vrai Joël Kepler qui a l’air de la désirer pour la première fois et ne peut le lui dire qu’avec son corps, il y a là quelque chose que ce couple de présumés nuls peut ressentir malgré tout, se dit le romancier en se rappelant ses propres vertiges de brute fondamentale, et, malgré sa prévention naturelle à l’endroit de la scène à faire, il s’attarde pas mal de temps à la façon adéquate de rendre celle-là, en tout cas jusqu’aux jours où l’on comprend qu’un coup d’arrêt a été donné à la guerre en ex-Yougoslavie par le déploiement inattendu des forces croates.
Le problème est de faire sentir physiquement que l’impulsion métaphysique qui a empêché Muriel de parler jusque-là, et qui l’y pousse soudain dans l’encombrement routier, n’est pas fortuite ou artificielle, mais procède d’une constante humaine. Ce n’est pas que le romancier tienne à prêter à la jeune femme des sentiments d’une profondeur insoupçonnée (d’ailleurs il est possible que Muriel l’ait bouclée jusque-là par simple souci de ne pas faire paniquer son partenaire: peut-être a-t-elle imaginé qu’il pourrait la plaquer soudain et que leurs vacances programmées s’en trouveraient compromises ?), mais le fait est que ce qu’a ressenti Muriel au moment où elle a compris ce qui lui arrivait au simple regard qui l’accueillait, avant qu’aucun mot ne soit échangé, donc bien avant que le médecin ne sorte son dossier, n’en tire tel document et ne déchiffre celui-ci d’une voix insupportable de sollicitude, le fait est que ce moment du verdict l’a transformée du tout au tout, même si le seul signe qu’elle en a laissé percevoir le lendemain soir n’a été que d’exiger de Jo la mise en pratique, entre eux, du safe sex.
Or, à l’instant, ce qu’a découvert Muriel avec un trouble jamais ressenti, c’est que Jo, loin de se détourner, s’est instinctivement livré à elle tout en bandant ses forces pour la protéger contre la menace, on a d’abord senti en lui un mélange de révolte et d’accablement, il a maudit la nom de Dieu de putain de maladie, puis il s’est dressé au-dessus d’elle et c’est alors qu’il a acquis à ses yeux ce quelque chose de jamais vu, et c’est juste après qu’au moment de la prendre il a eu cette idée délicate de tirer de leurs affaires la vaste serviette de coton blanc marquée des initiales de sa mère dont il les a enveloppés, comme sous le drap de leurs premiers réveils, quand ils recommençaient à se donner l’un à l’autre dans la pénombre laiteuse de l’aube, et Muriel se sent moins seule tandis que, leurs corps retombés de leur tumulte extrême, Jo se met à lui lécher le derme comme une mère animal le fait d’un petit.
JLK
Extrait de Roman virtuel, en chantier. Le roman a paru en octobre 1997 sous le titre Le Viol de l’ange, chez Bernard Campiche.
(Le Passe-Muraille, No 25, Juillet 1995)