Le Passe Muraille

Robertson Davies l’enchanteur

 

Traversée de l’univers romanesque de l’auteur canadien,

par René Zahnd

Deux trilogies plus un roman, pour un total de 2’777 pages (calculette à l’appui !): voilà de quoi dispose le lecteur francophone pour entrer dans l’univers enchanté de Robertson Davies. Et rien n’empêche de tout lire. Bien au contraire: dans la littérature contemporaine, peu de traversées se révèlent aussi jubilatoires, aussi pleines que celle-ci. Il vaut la peine de partir de «Mme Dempster est entrée dans ma vie pour n’en plus sortir…» (première phrase de L’Objet du scandale) pour aboutir, des jours et des jours d’émerveillement plus tard, à: «Ici, il n’y a plus d’instants. Il n’y a que maintenant.», soit les ultimes mots de Fantômes et Cie.

L’auteur lui-même était un homme hors du commun, sorte de personnage shakespearien qui se serait égaré hors de la scène: un Lear croisé avec un Falstaff, régnant sur les étranges royaumes que son imagination faisait naître de la réalité. Né en 1913 dans l’Ontario, Robertson Davies a passé par Oxford puis par l’Old Vic, théâtre réputé de Londres, où il fut à la fois acteur et enseignant. Par la suite, il retourna au Canada, afin d’y exercer tour à tour ses talents de journaliste et de professeur. Décédé aux premiers jours de décembre, il était le patriarche de la littérature canadienne anglophone. Son œuvre compte une douzaine de romans et un peu plus de pièces de théâtre.

La «Trilogie de Deptford» commence par L’Objet du scandale, soit les confessions ahurissantes du vieux Dunstan Ramsay, professeur d’histoire entiché de saints, qui à l’heure de la retraite prend conscience du merveilleux qui a gouverné sa destinée. Le narrateur n’est pas le même dans le second volume, Le Manticore (si les romans peuvent se lire de manière autonome, quel plaisir il y a à suivre le jeu de références, d’éclaircissements et de développements d’un ouvrage à l’autre !). En l’occurrence, le climat est plutôt jungien et l’intrigue tourne autour de la mort mystérieuse d’un homme. Tout cela, on s’en doute, va se résoudre, et de quelle somptueuse manière, dans Le Monde des merveilles, centré à nouveau sur un autre personnage, un magicien cette fois.

Quant à la «Trilogie de Cornish», elle débute par Les Anges rebelles: deux professeurs cherchent à y séduire une magnifique étudiante tsigane en lui promettant un texte inédit de Rabelais. L’histoire se développe au gré de rebondissements et de l’apparition de nouveaux personnages. Dans le deuxième tome, Un Homme remarquable, un ange et un démon doivent rédiger une biographie, et on bascule dans le monde de l’art et des faussaires, alors que La Lyre d’Orphée se déroule parmi les grands mécènes sur fond d’opéra.

Ces deux trilogies sont l’œuvre d’un écrivain au souffle puissant, qui édifie sans jamais s’y égarer de vastes ensembles romanesques. Le merveilleux vient ici se mêler à la réalité, l’humour à la gravité, dans des architectures savamment composées, où le crime et la philosophie se côtoient, où la religion et la truculence font bon ménage. Avec sa manière de faire vivre des personnages, avec son sens de l’observation, Robertson Davies finit par brosser une fresque de la société canadienne, rehaussée de plongées dans les tréfonds humains.

Et que dire de Fantômes et Cie ? Le début en est proprement déroutant. On y découvre en effet un homme, journaliste de son état, tué par l’amant de sa femme (il les surprend en flagrant délit) et qui, au lieu de disparaître de la circulation, devient un être immatériel narquois, qui assiste au spectacle de l’agitation des vivants. Tout cela, enlevé de main de maître, tient par l’ironie qui s’en dégage, mais aussi grâce à ce don de pénétration que l’écrivain semblait avoir, qui lui permettait d’entrer à l’intérieur de plusieurs personnages à la fois.

L’intrigue se serait révélée bien mince si l’affaire en était restée là. Mais voilà que le défunt, suivant son meurtrier (surnommé pour diverses raisons Le Flaireur), assiste à un célèbre festival de cinéma. En lieu et place des chefs-d’œuvre au programme, il découvre des films auxquels il est seul à assister et qui narrent, par le menu, l’épopée de ses ancêtres, sur des générations et des générations, depuis la fin du dix-huitième siècle. Se produit alors une succession de défis et de faillites, d’aventures et de relations amoureuses, sous la sainte trinité que représentait, pour la société des colons, le travail, la religion et le puritanisme.

On retrouve alors cet extraordinaire sens de la composition que possédait Robertson Davies, qui rendent présents les ancêtres et comme palpable la somme de hasards ou de nécessités qui aboutissent à la naissance d’un individu, dans tel endroit et dans telles conditions. Et puis, en refermant le livre, on se dit qu’il a fallu une touche d’humour métaphysique pour qu’il parvienne, justement celui-ci, au public français alors que Robertson Davies tirait sa révérence pour gagner le monde des fantômes. De là, on peut imaginer qu’il observe, amusé, le monde plein de bruit et fureur qu’il vient de quitter et dont il aura été l’un des grands enchanteurs.

R. Z.

Pour lir Robertson Davies:

L’objet du scandale, Le Manticore, Le monde des merveilles et Les anges rebelles sont disponibles dans la coll. Points. Un homme remarquable, La lyre d’Orphée et, dernier paru, Fantômes et Cie se trouvent aux Editions de L’Olivier. A noter le remarquable travail de traduction mené par Lisa Rosenbaum.

(Le Passe-Muraille, No 22, Décembre 1995)

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