Le Passe Muraille

Rimbaud à N.Y. – Histoire vagabonde

 


Un récit inédit de Patrick Lucian

A la mémoire de David Wojnarowicz.

J’ai dormi sur un quai de la gare, cette nuit-là, à même le sol. Mes vêtements inchangés depuis une semaine me faisaient honte. Avec ma tignasse non lavée et non coupée, mes ongles noircis, mon jean et mon blouson en velours crasseux, de qui aurais-je pu éveiller le désir ? Il y avait des amateurs, pourtant. J’avais l’art de les dépister quand je le voulais : je me flattais de ma cruauté. Il me restait quelques billets en poche. Je suis allé avaler un hot-dog et boire une bière dans un café à deux cent mètres de la gare. L’employée m’a servi comme on nourrit un chien. Mais au moins il faisait bon, ici. Mon jean et mon blouson en velours, mes baskets trouées me protégeraient mal des premières gelées puis du vent glacial et de la neige, je le savais. C’était mon deuxième automne dans cette ville. J’avais dix-neuf ans. L’émerveillement de l’arrivée ne cessait pas mais sans argent, laid et sale, j’existais à peine. J’ai regardé mon reflet dans le miroir des chiottes quand je suis allé pisser et, comme pour irriter une plaie, je me suis souri. A part ma jeunesse, quel charme aurais-je pu revendiquer pour conserver l’estime de moi-même et attirer les clients les moins exigeants – si la peur des poux ou des maladies ne les éloignait pas.

Un type m’a suivi à la sortie du café jusqu’à un immeuble en construction. Ma jouissance a été médiocre. Il m’a demandé de reproduire ce qu’il m’avait fait mais comment le contenter dans mon état ? Enfin trois billets. De quoi tenir un jour de plus. Je me suis dirigé vers un jardin public. Mon jardin. Le froid n’était pas trop sévère. J’ai aimé le spectacle de la rue derrière les grilles. Des bonnes avec leurs enfants sont venues, vers dix heures. Quelle élégance dans leurs vêtements, quelle insouciance dans ces visages de futurs étudiants recalés, de maris trompés, d’épouses malheureuses, de chômeurs résignés, de cancéreux en phase terminale. Un vieillard à l’allure de clochard lançait des graines aux pigeons. Il était là chaque matin, fidèle au poste. On s’est salués. J’étais bien, je rêvassais à ma vie passée, à ma vie future. Des poèmes que personne ne connaîtrait jamais, que je trouvais très beaux, s’écrivaient dans ma tête. J’essayais de les apprendre par cœur avant de les oublier.

 

 

Je n’avais qu’un livre avec moi, dans mon sac. Un recueil à la couverture froissée, à la reliure abîmée, qu’un poète d’une soixantaine d’années m’avait offert le soir où il m’avait hébergé, six mois plus tôt. J’en relisais une page ou deux régulièrement. Je n’étais pas sûr d’y comprendre quelque chose. On m’a dit qu’il était célèbre – et riche ; qu’il avait des amis haut placés ; qu’on l’étudiait dans des universités françaises, canadiennes, italiennes. Il s’est montré très gentil envers moi – et généreux. Son corps bedonnant, sa calvitie et sa barbe me dégoûtaient un peu mais j’ai fait l’effort de me montrer gentil, moi aussi. Des statuettes bouddhiques, des icônes russes, des scènes dans des villages yiddish au début du siècle ou dans les montagnes tibétaines ornaient son appartement. A son étonnement, je connaissais tout cela, je pouvais tout nommer. Il m’a proposé de le recontacter en me caressant la joue à notre séparation, sur le palier. Je crois qu’il aurait eu envie de me dire qu’il m’aimait. Malgré ma hideur, ma maigreur.

J’ai marché un bon moment après le jardin public. La faim, on s’y habitue. La bière continuait à provoquer une légère ivresse. Je ne voulais pas gaspiller les trois billets trop vite. Les arrondissements bourgeois ou d’affaires, les avenues commerciales, le quartier des libraires et des théâtres trop déprimants, je suis descendu vers la rivière. Un grand ciel clair au-dessus de moi. Un ciel de novembre. Des oiseaux le traversaient. Je connaissais ces oiseaux, je pouvais les nommer. Je me suis arrêté à la hauteur du pont de fer. Mon banc se trouvait là face à l’impassibilité du fleuve, aux arbres jaunis, au pont de fer et aux usines de l’autre rive. Il n’y avait jamais personne dans les parages. Si, quelquefois, des chiffonniers fouillant les ordures en contrebas ou des gamins errant sur les berges, une cigarette aux lèvres, en quête d’une occasion ou d’un exutoire à leur ennui. Ils me rappelaient ce que j’étais à leur âge. Ou ce que je n’avais jamais été. Je les craignais. Ils s’étaient moqués de moi à plusieurs reprises. De ma maigreur, de ma hideur, de mes manières de fille. Les pédés n’apparaissaient qu’à la tombée du soir.

J’ai dû m’assoupir sur mon banc. Le grondement puis le sifflement d’un train sur le pont de fer m’ont réveillé. Il pouvait être midi. Mon estomac me tiraillait. L’eau grise, lente, aux lourds remous, je l’ai contemplée longtemps. S’y enfoncer, y dériver. On m’avait dit que l’agonie des noyés était atroce. Un second train a secoué le pont de fer. Un convoi de marchandises, cette fois. J’ai rebroussé chemin vers le centre.

J’avais sommeil, soudain, et envie de m’allonger avant de rechercher quelqu’un qui voudrait bien de moi, de nouveau, contre quelques billets. J’aurais pu me payer un ticket de cinéma (outre la facilité des rencontres, on dort bien dans les cinémas, l’après-midi ; le sujet du film n’a aucune importance ; c’est un bruit de fond qui berce agréablement les songeries réconfortantes, les romans intérieurs) mais si personne ne s’intéressait à moi aujourd’hui ni demain, comment me remplir le ventre les jours prochains ? Une sorte d’entrepôt désaffecté était située derrière la gare. En forcer le portail rouillé ne requérait qu’une habileté ordinaire. Je m’y réfugiais souvent quand il pleuvait ou quand je souhaitais échapper au tapage des quais ou aux rondes des flics, mais je n’avais jamais osé y coucher. Des dealers, des trafiquants minables s’y réunissaient, disait-on ; il ne faisait pas bon les déranger. J’ai étendu des journaux sur le ciment au premier étage, avec mon sac comme oreiller. Les murs suintaient, on avait chié sous les fenêtres qui ouvraient sur une cour où s’entassaient de la ferraille, des gravats, de vieux pneus, des carcasses de voitures. Plus qu’un parterre de fleurs au printemps, un salon royal, un lac ensoleillé, cette désolation me comblait. J’étais bien, je rêvassais aux années passées, aux années futures.

 

 

Je revoyais ma chambre, notre pavillon de banlieue, mon école. Je revoyais mes parents comme s’ils n’étaient pas morts, je les entendais me parler, j’aurais pu les toucher si je n’avais pas été si fatigué. Je repensais aux coups de mon père quand je rentrais tard ou qu’un voisin se plaignait de m’avoir vu traîner avec des voyous dans un terrain vague ; à ses coups plus violents encore quand le Principal l’a convoqué pour lui expliquer qu’on m’avait surpris dans les toilettes avec un élève d’une classe supérieure. Le dernier sourire de ma mère sur son lit d’hôpital s’interposait entre les murs et moi, entre la peinture écaillée du plafond et moi – si près, si près. Ces souvenirs bons ou mauvais s’assemblaient, s’effaçaient, m’apaisaient. S’agissait-il vraiment de souvenirs ? Qui étais-je en vérité ? Le garçon dont on riait dans les couloirs à cause de ses manières de fille ou l’un des ricaneurs dont la méchanceté calculée visait à dissimuler ce qu’il parodiait ?

La nuit était complète, au-dehors. Un vent aigre soufflait, des passants pressés me bousculaient, les vitrines m’éblouissaient. De l’intérieur de ces magasins à moi – quelle distance. Où mangerais-je ? Je suis retourné du côté de la gare après m’être acheté des cigarettes. Même si un type ne me donnait qu’un billet au lieu de trois pour jouir de ma bouche ou de mon cul, dans la circonstance, je l’accepterais.

P.L.

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