Le Passe Muraille

Rien que la vie

Pas l’ombre d’un « transhumaniste » chez Milan Kundera, dont les variations sur L’immortalité, en 1990, se constituaient en roman polyphonique frotté d’humour et de sagesse non alignée…

Par Pascal Ferret

Poursuivant les fugues et variations romanesques sur quelques interrogations majeures qui tissent son œuvre, de La plaisanterie à L’insoutenable légèreté de l’être, en passant par Le livre du rire et de l’oubli, notamment, Milan Kundera atteint ici au sommet de son art avec une liberté d’invention qui aère l’extrême densité de son propos.

Equilibrant admirablement ses idées et les sentiments de ses personnages, avec le mélange d’humour et de mélancolie qui lui est propre, l’écrivain tchèque naturalisé français, en héritier des Lumières, traverse les apparences de notre fin de siècle.

On entre dans ce roman comme dans une sorte de palais de reflets tout plein d’échos et de résonances. Il semble à la fois qu’on y patine et qu’on y vole, mais ce n’est pas un rêve. Même si l’on sait que c’est un roman, aussitôt on y croit, et quoique suivant le romancier comme un «cicerone» à la Fellini ou comme Hitchcock vous balançant un clin d’oeil entre deux séquences, on marche comme un gosse à qui un conteur la baillerait belle. Pourtant Kundera se situe à l’opposé du roman d’évasion, comme on dit. Bien plutôt c’est un roman d’invasion que L’immortalité, qui nous fait plonger au cœur du réel.

Qui sommes-nous en vérité, dans le labyrinthe truffé de faux- semblants de la vie contemporaine? À quoi tenons-nous vraiment? Qu’est-ce que l’amour vrai? Que restera-t-il en vérité de nos vies? Telles sont les interrogations qui nourrissent ces pages à la fois denses et captivantes, échappant à la futilité et à l’aride intellectualisme jargonnant.

Le roman, Milan Kundera l’a toujours pratiqué comme une méditation poétique sur la vie, où les idées sont confrontées à l’expérience humaine. À l’opposé des romanciers à thèses, c’est un maître de la pensée incarnée.

Casting trans-temporel…

Cela commence au bord d’une piscine de club de gymnastique parisien, où l’auteur ferre son premier personnage, comme ça, mine de rien, parce que cette dame, à tel moment, a eu un geste qui l’a ému. De son chapeau à destins, le romancier tire ainsi d’abord son Agnès, à laquelle il retirera cruellement la vie en fin de parcours ; puis surgissent Paul et Laura, époux légitime et sœur d’Agnès, sur quoi se pointera le pantin médiatique dont Laura s’est entichée, et l’amant secret d’Agnès – un peintre raté surnommé Rubens -, enfin apparaîtra cet étrange personnage qui dialogue avec l’auteur au coin de plusieurs chapitres, dont le nom d’Avenarius et les menées de joyeux terroriste évoquent un redresseur de torts philosophiques à la Chesterton.

À ces quelques personnages contemporains s’ajoutent ceux de Goethe et d’Hemingway, qui ont quelques bonnes conversations dans l’au-delà, ainsi que la brave femme du grand poète allemand et Bettina Brentano son encombrante groupie- et voici pour la distribution presque complète de cette vaste conversation polyphonique où l’on saute d’un siècle à l’autre avec la même souplesse qu’on change de sujet ou d’atmosphère.

Jamais, du point de vue littéraire, Kundera n’avait atteint un tel bonheur formel, sa composition tenant de la fugue et du montage labyrinthique à la Escher avec les ruptures les plus savantes et mille reprises toutes naturelles d’apparence.

Désillusionniste

Dans une société saturée d’images où l’ «imagologie» a remplacé les idéologies, à grand renfort d’opinions prêtes-à-porter, l’individu déraciné vit de plus en plus dupe de son reflet et des conventions sociales, sous les bannières brandies de l’anticonformisme le plus convenu. Mais il y a aussi les vrais résistants.

Refusant de se payer de mots, Agnès, que sa sœur Laura prétend froide, quitte l’illusoire harmonie conjugale, à la recherche des chemins écartés qu’elle parcourait jadis avec son père, le seul homme qu’elle ait vraiment aimé.

De la même façon, Goethe repousse les avances exaltés de Bettina, obsédée par la volonté d’entrer dans l’Histoire à ses côtés. On reprochera plus tard à Goethe sa pusillanimité, face là ‘ardente égérie. Kundera, pour sa part, démystifie le «pur amour» de Bettina, qui n’aimait pas tant Goethe que son propre amour égocentrique. Ainsi l’Homo sentimentalis a-t-il substitué, dans l’Europe courant des troubadours aux Romantiques via Cervantes, l’amour sublime à la tendresse quotidienne incarnée. Isolde figure l’amante idéale, parce qu’inatteignable, tandis que la femme de Goethe, qu’il préférait à Bettina, passe pour «saucisse» aux yeux de la postérité. Et Kundera de prêter Goethe des propos très sages sur l’immortalité littéraire, avant de lui permettre de retourner dormir et savourer «la volupté du non-être total».

L’ultime beauté

Une fois encore, cependant, Milan Kundera ne nous assène pas de leçons. Développant une réflexion continue sur l’identité de l’homme, sur la perte du sens de la réalité qui affecte nos contemporains, sur la soumission de l’homme la machine et aux stéréotypes collectifs, ou sur la part de hasard et de liberté qui nous est accordée, il multiplie les interrogations quitte bousculer les préjugés de ses personnages, tout en leur montrant une égale amitié.

Laura et Bettina, pour exaltées qu’elles soient, nous touchent ainsi comme nous touche Rubens, l’amant désabusé qui a cru que «vivre intensément» suffirait à combler ses aspirations. Lorsque Paul, en outre, ânonne à la suite d’Aragon que «la femme est l’avenir de l’homme», sans y croire vrai dire, Kundera se garde de toute moquerie convenue. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer le manque d’humour de nos contemporains.

«L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas», fait-il dire au professeur Avenarius. Cette frontière, nous la voyons courir dans L’immortalité comme un fil d’or. Quant à l’humour de Milan Kundera, il nous fait mieux accepter un désespoir métaphysique que pondère également la dernière image du livre, où il est question de «l’ultime trace, à peine visible, de la beauté.»

P.F.

Milan Kundera, L’immortalité. Traduit du tchèque par Eva Bloch et revu par l’auteur. Editions Gallimard, collection «Du monde entier». 412 p.

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