Le Passe Muraille

Retranchement

 

À propos du Terrier de Franz Kafka,

par Antonin Moeri

Dans un texte posthume, Kafka met en scène un lieu où l’on rampe, où l’on a de la terre plein les doigts, où l’on croise des rongeurs qu’on peut dévorer dès que le ventre hurle, où l’on creuse inlassablement de nouvelles galeries en faisant saigner son front, où l’on se sent entouré d’ennemis à l’affût, prêts à vous agresser, à vous égorger, à vous exterminer, à vous engloutir.

L’animal vivant dans cet endroit ne cesse de s’activer, de perfectionner les boyaux, couloirs, ronds-points et places fortes. Cet animal pourrait être un genre de taupe n’ayant qu’une obsession: se protéger du monde extérieur, empêcher toute intrusion. Cet animal qui craint d’être découvert présente toutefois des facultés humaines de raisonnement. Perpétuellement taraudé par l’angoisse, il entraîne le lecteur dans un labyrinthe d’hypothèses, d’arguments bientôt réfutés, de craintes sans fondement, de rêves effroyables, de lentes et longues ratiocinations, de considérations sur le vieillissement et la mémoire qui se trouble, d’envolées lyriques sur le fait d’avoir un chez soi où le silence est possible.

Un silence que la créature mi-homme mi-bête épie avec une sorte d’inquiétude, «entre la somnolence et l’inconscience du sommeil», quand elle a décidé de «se rouler au sol tel un enfant, de s’étirer avec délices» sur la place au coeur de la citadelle, «résultat du travail le plus pénible de toutes les parties de mon corps». Espace obtenu après des milliers de coups de front, un front qui se mettait à saigner quand la paroi devenait dure. «Un château arraché au sol récalcitrant à force de gratter et de mordre, de trépigner et de pousser, un lieu où je peux aussi accepter que mon ennemi m’inflige la blessure qui me vaudra la mort car ici, mon sang imbibera mon sol et ne se perdra pas».

En attendant cette issue funeste, le troglodyte stocke ses provisions, des bestioles qu’il traîne entre ses dents pour en faire un tas sur lequel, n’y tenant plus, il se jettera avec une brutale avidité et s’en gavera «jusqu’à en être ivre mort de ce que j’ai de meilleur». Il a également besoin de quitter le terrier pour sillonner la forêt, trouver une nourriture plus appréciable et ressentir dans son corps des énergies nouvelles. Mais attention! Les ennemis sont encore plus nombreux à l’extérieur. Si l’un d’eux faisait mine d’approcher l’entrée du sous-sol, il se ruerait sur lui et, sans aucun scrupule, lui arracherait les chairs et le dévorerait tout entier.

De retour dans son château après cette expédition exténuante, le troglodyte se sent plus en sécurité, ouf! Il inspecte les galeries et finit par replonger dans un bienfaisant sommeil rapidement interrompu par un sifflement à peine audible. Serait-ce une avarie due à l’approche d’un ennemi, un courant d’air qui «ne cesse de retentir, toujours aussi ténu, sifflant tantôt comme un serpent, tantôt comme un sifflet»? Ne pas connaître l’origine de ce bruit provoque la plus grande nervosité, cette désagréable sensation que chacun peut éprouver quand qu’il ne peut savoir d’où vient tel fourmillement, tel inconfort ou telle douleur. Ce bruit serait-il produit par le creusement d’un petit animal ayant profité de l’absence du troglodyte pour se rapprocher de la viande accumulée? «Que de temps, que de tension exige la longue écoute de ce bruit intermittent!»

Diverses hypothèses sont échafaudées. Serait-ce un bruissement d’eau dû à une inondation? Serait-ce «un gros animal dangereux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer»? Serait-un troupeau de petits animaux qui a fait irruption dans la citadelle? Des animaux venus d’ailleurs? Quelles intentions ont- ils? L’imagination galope. Il faut appuyer l’oreille contre la paroi, gratter, creuser, écouter, localiser les points de bruit, vérifier une découverte. Le sang bourdonne aux oreilles. On file au galop jusqu’à la place forte. Le lecteur ne sait plus si le sifflement du cobra se produit dans la tête du narrateur ou s’il provient de l’environnement. «On voit littéralement le pas qui approche». Le risque d’une attaque se précise. Il s’agit, plus que jamais, d’élaborer un plan de défense avec un entrain juvénile. «Je serais trop content si seulement s’apaisait mon conflit intérieur».

Ce sifflement de serpent ou de sifflet fait basculer le récit dans une autre dimension: un long combat épuisant contre une invasive contagion. Ce bruit décuple la menace. Le silence qui régnait dans les galeries est affreusement dérangé. Et ce qui est le plus affolant: impossible de localiser puis éliminer ce bruit insituable. «Pourquoi fus-je si longtemps protégé, si c’est pour être maintenant à ce point terrorisé? (…) Les lésions que le terrier subit me font mal comme si c’étaient les miennes». Les forces abandonnent peu à peu le vieux constructeur. Le sifflement se renforce. Quelle décision prendre? Le vieil architecte choisit un beau morceau de viande rouge écorchée et va se tapir avec lui dans un tas de terre. «J’y trouverai en tout cas le silence (…) Dans mon tas de terre, je peux rêver de tout, y compris d’entente, quoique je sache parfaitement qu’il n’existe rien de tel».

Le compte-rendu de ce récit, je le voulais aussi minutieux que possible parce que l’extrême agitation de l’habitant de la cave m’est apparue comme une quête éperdue, une recherche désespérée dont le but reste incertain. Comme si cette quête n’était rien d’autre qu’une exploration sans fin. Ce qui me fit songer au geste d’écrire que FK effectuera presque jusqu’à l’ultime souffle. On ne sait ce qui adviendra du troglodyte car le texte n’est pas achevé. Kafka mourra six mois plus tard, en 1924, à l’âge de quarante ans, dans un sanatorium près de Vienne, vaincu par la tuberculose.

A.M.

Franz Kafka: Le terrier, dans Un Jeûneur, GF, 1993

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