Les réalités rêvées de Jacques Barbéri
 propos de L’Homme qui parlait aux araignées et de Narcose
par Jean-François Thomas
Les univers de Jacques Barbéri ne se laissent pas immédiatement appréhender. Dans la lignée d’auteurs com-me Philip K. Dick ou J.G. Ballard, il expose dans ses nouvelles – c’est avant tout un formidable nouvelliste – des obsessions récurrentes: le temps, la mémoire, la perception du réel, les mé-tamorphoses de la chair. Les créatures que l’on croise dans ses bars forment une étrange faune hétérogène: extraterrestres, humains bardés de symbiotes assez répugnants, hybrides, lolitrans, métabêtes, psychomachines. On est pourtant loin de Star Wars, même si dans ces endroits on consomme plus de produits illicites que de boissons, au milieu d’un danger toujours présent.
Un des univers les plus somptueux bâti par Jacques Barbéri est celui d’«Isanve». Ah! ces images, ces inventions verbales ! L’immersion dans un univers totalement autre, sorte de Venise décalée, dans lequel les «attracteurs étranges» permettent de chasser les «périsprits» et de capturer les âmes errantes. Union bâtarde de la science et de la métempsychose, peuplé de personnages hauts en couleur, prêts à l’ultime sacrifice pour aller jusqu’au bout de leurs rêves ou de leurs convictions, l’univers d’Isanve, insolite, énigmatique, apparaît comme une des réussites majeures de la SF francophone.
On souhaite que Jacques Barbéri continue à narrer les aventures du Dodécumène Sangro Delacorte, de la Compagnie des observateurs du Paramonde, dans d’autres récits à venir.
Si Jacques Barbéri est réputé écrivain difficile, c’est peut-être aussi parce que c’est un fin styliste. «Il ne sut pas où il passa la nuit mais ce ne fut certainement pas là où les simples mortels ont l’habitude d’aller». Cette phrase est un bon exemple de ce que l’on pourrait qualifier de «litote explicative». Le lecteur saisit immédiatement que la nuit d’amour dont il est question ici ne ressemble à aucune autre. Cette phrase est extraite de Brise l’âme, récit fantastique absolument superbe, qui revisite le mythe de Faust en une passion torride et dont la chute fait la part belle aux mythes grecs : nul ne peut échapper à son destin.
Le fantastique occupe une place de choix dans l’œuvre de l’auteur. Il s’intéresse essentiellement au côté sombre de l’âme humaine. Les mutilations, la mort, les manipulations génétiques sont des aspects différents d’une sorte de paranoïa. Obsessions et cauchemars se traduisent par l’omniprésence d’araignées, d’insectes, de larves et d’autres choses rampantes et visqueuses plus innommables.
Créativité verbale, jeux de mots, humour, font partie de l’écriture de Jacques Barbéri, qui se plaît aussi à multiplier les clins d’œil littéraires, servi par un style extrêmement clair et efficace.
Grand connaisseur de la science fiction, il rend hommage de plusieurs manières aux auteurs qui l’ont influencé. Il fait intervenir Philip K. Dick comme personnage dans Les Amants du Paradis artificiel. Lewis Carroll est souvent présent, parfois explicitement comme dans Alice en verres miroirs. L’âme des sondeurs, dédié à Cordwainer Smith, aurait sans aucun doute pu faire partie des Seigneurs de l’Instrumentalité.
L’univers du roman Narcose est à son tour une création furieusement originale. Où est la réalité ? Ne serions-nous pas dans le rêve d’un rêveur ? Le concept de «Rêvalité» que crée Barbéri exprime très bien cette inter-rogation dickienne. Narcoseprésente un certain nombre de similitudes avec le film Blade Runner. Il est difficile d’échapper à ses poursuivants, même en changeant de corps.
Narcose est une ville–sphère enterrée qu’Anton Orosco, promoteur immobilier recherché pour ses malversations, nous fait découvrir dans sa fuite éperdue. Près de la surface, les bas-quartiers de «l’Extrados», dont les habi-tants seraient sacrifiés en cas de coup dur. Au centre, les riches «Sphérocrates», autres fêlés en tous genres. Une so-ciété future plutôt effrayante, très permissive, gérée par des mafias diverses. Anton se retrouvera dans la peau d’un lapin, en compagnie de Célia-Alice de l’autre côté du miroir ; Lewis Carroll est toujours présent. Mais on y croisera aussi Alain Bashung, Tex Avery et Star Trek. Dans Narcose, roman halluciné, l’univers est décalé, multi-forme, instable et tout peut arriver. Ce qui rend l’œuvre de Jacques Barbéri si originale, si créative, si singulière, c’est que son auteur possède le rare talent de rendre accessible son inconscient, de rendre visuelles ses angoisses et de donner corps à ses fantasmes par le biais de l’écriture de récits de science-fiction. C’est un des maîtres d’un courant nommé fiction spéculative. Un « tritureur » de réalité.
J.-F.T
Jacques Barbéri. L’Homme qui parlait aux araignées. La Volte, 395 p.