Radiographie de la nation
La contribution de Jürg Laederach à La Suisse et son passé
Je n’ai jamais cru aux mythes de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. L’affaire de l’or nazi m’a montré que j’étais encore trop crédule. Cette création de mythes est une drogue dévastatrice et définitivement ancrée dans nos têtes. Je suis tombé d’assez haut. Des accès de colère m’ont tourmenté des jours durant. «C’est in-croyable. Cette fois, ils le méritent. Personne ne peut plus répondre d’eux.»
Jamais on n’a entendu un conseiller fédéral ou un responsable politique dire publiquement: lisez des livres d’histoire. Je suppose que tout ce qui s’est rédigé jusqu’ici dans ce domaine est demeuré papier sans importance. Désormais, l’offre des historiens se transformera en libre-service. Chacun ira se procurer l’histoire dont il a be-soin ou celle qu’il peut comprendre. Il n’y a pas de consensus. L’élaboration d’un consensus exige plusieurs décennies et aurait dû débuter dix ans après la guerre.
Construction close
La Suisse, en tant que construction hermétiquement close, mérite à plusieurs égards que l’on s’y arrête. La Suisse alémanique, avec tous les codes qui lui sont propres, constitue à elle seule une construction close. Les codes sont des tentatives échouées ou totalement dépassées de quête d’une identité. Les Suisses ont le don de vouloir constituer une identité avec des phrases qui diviseront à coup sûr. Plus une phrase divise, plus il est certain qu’ils l’utiliseront pour créer une identité. Ils communiquent vers l’extérieur, mais sans aucun naturel, préférant les tentacules construits de toutes pièces. Ici, c’est l’autisme qui est humain; la communication, elle, est artificielle. Dans l’affaire en question, leur technique de communication leur a permis aussi d’engendrer la confusion pour gagner du temps. Leur mentalité, comparée à celle de leurs vis-à-vis, les faisait paraître mûrs pour l’asile. Quelque chose là-de-dans est cohérent: dès qu’ils communiquent, ils sont éconduits. Ils parent à l’échec de la communication en recourant à toute une palette de non-communication. A cet égard, l’affaire de l’or nazi rejoint celle de l’U E.
On ne le dit pas assez, mais les Suisses excellent véritablement dans la discipline de la création de mythes. Mythe étant le terme distingué pour désigner le fait de raconter des histoires. Entre les récits montagnards de la Suisse primitive et les fables actuelles, la tradition ne s’est jamais perdue. Prenez l’exemple des Sagen aus Uri (Joseph Müller) rédigées par le collectif primitif suisse, un recueil de textes lourdaud, dépressif et croyant, fleurant bon la roublardise paysanne. On ne croit pas ce qu’il avance, mais on croit immédiatement qu’eux, ils y croient; on finit donc, par ce dé-tour, par y croire quand même. Avec leurs petites histoires, sans trop raconter, ils atteignent toujours un âge aussi respectable que révélateur.
Différence d’intelligence
politique
La NZZ aussi, qui renonce rarement à soutenir l’incendiaire, met Blocher et Muschg dans le même panier. Dans la presse romande, Blocher est surnommé «le petit Führer de la Suisse». Cette différence d’intelligence politique entre les diverses parties du pays devrait être mentionnée dans tout bon guide de voyage sur la Suisse.
La comédie grotesque qui s’est engagée sur le fond tragique de la réactualisation des données sur la Seconde Guerre mondiale veut que dans le débat sur la politique intérieure, «l’étranger» – un terme d’une précision admirable, mais le brouillard, que voulez-vous, est nécessaire – se retrouve soudain à gauche. Je soupçonne que dans le monde entier, tout sauf cette politique intérieure se situe à gauche. Ce que l’étranger désirait dans cette affaire a toujours été clair pour moi et pour l’étranger. Ce que la Suisse voulait ne l’est toujours pas. Elle envoie donc des employés, afin qu’ils expliquent ce qu’il y a de clair là-de-dans. La réparation de l’innocence est toujours un spectacle désespéré.
Le fait est qu’en Suisse, l’espace public consacré à l’argumentation ne dispose que de peu d’instruments. C’est pourquoi on ne peut plus guère déterminer la trajectoire de ce navire (si ce n’est sur plusieurs décennies). Et cette capacité ne peut plus non plus être retrouvée. Les marins au gouvernail méritent notre admiration. Une mer houleuse, aucune in-fluence, et des passagers mal en point.
Faiblesses du système
Le Fonds de solidarité est une idée intelligente au-delà de la situation présente, aussi bien par sa forme que par les symboles qu’elle véhicule et par ses effets pratiques. Cette idée nous engage à long terme. Mieux encore: elle offre aussi à la Suisse la possibilité, par le biais du résultat d’une votation, de se suicider.
Comme toujours, le libre choix est assuré.
Personnellement, je suis du côté des victimes et des personnes lésées par la coupable, par la fabulatrice, par celle qui est en train de sombrer, et je soutiens l’idée intelligente.
L’affaire de l’or nazi a fait apparaître clairement toutes les faiblesses du système. Une telle radiographie d’une nation ne nous est offerte qu’une fois tous les cent ans. L’affaire de l’or nazi était le cas de crise tant redouté. Ceux qui détiennent le pouvoir de décision, des experts dans l’usage de la parole, n’ont pas su reconnaître le cas de crise quand il s’est présenté. Tout comme ils ne reconnaissent pas le cas à part, le Sonderfall, qu’ils sont effectivement eux-mêmes, un cas qui dégage quelque chose de malpropre, de buté, de méchant et, sur-tout, quelque chose qui n’invite pas au pardon.
Sonder est toujours allé de pair, dans leur esprit, avec une réévaluation vers le haut. Or ce ne fut pas tout à fait le cas.
La question de la culture
On peut souhaiter entreprendre une réévaluation vers le haut en se servant de la culture; peut-être y songe-t-on, par le biais, par exemple, de la prochaine Foire du livre de Francfort. Cela signifierait soutien à la culture. Or il semblerait que cela ne soit pas le fort de la Suisse. Instrument supprimé.
Pas de main en vue non plus pour la culture de représentation. Instrument supprimé. L’article sur la culture, que moi aussi je désirais tant, a été rejeté.
Instrument supprimé. Un rejet dû au fait que ceux qui font la culture ont protesté contre l’image d’elle-même durant la Seconde Guerre mondiale que la Suisse a esquissée avec son «Diamant» tout occupée à souffler sur sa soupe et à manger des saucisses. Le cercle se referme. Et que personne ne vienne dire qu’il ne s’agit pas d’un système clos. Que personne ne dise non plus qu’il va le briser. La culture qui n’existe que parce que le pays existe, ce pays la traînerait comme un fardeau, un patient ? Je viens de lire que la Société suisse des écrivains (SSE) a collaboré activement. Nous voilà soudain désignés nous-mêmes par le doigt accusateur.
En public, je me montre optimiste, mais le choc persiste. Et il est mérité. Avec ses tentatives de se décharger, l’accusé a contribué à l’ouverture de nouvelles enquêtes et continue à le faire: ce résultat au moins est juste.
Trois issues possibles à présent: quelque chose peut éclore de tout cela / le pire peut être évité / de toute façon, tout était en place déjà pour la pire issue possible. – L’une des trois va se réaliser, et je n’en souhaite qu’une seule.
J. L.
Traduction: Patricia Zurcher