Qui a le droit de parler ?
Lorsque l’anarchiste Claude Frochaux, bras droit de Vladimir Dimitrijevic, défendait la liberté de s’exprimer de celui-ci malgré leur désaccord. Plus que jamais d’actualité !
Depuis deux ans, de nombreuses interrogations se sont élevées sur l’Age d’Homme et son immersion dans l’imbroglio yougoslave, au travers des prises de position de son directeur Vladimir Dimitrijevic et de la création de l’Institut serbe au sein même de la maison d’édition.
Il y a eu les articles d’Isabelle Rüf, de Michel Audétat et plus récemment de Pascal Helle, pour ne pas parler de ce qui s’est dit ailleurs dans la presse écrite et orale. Interviews de V.D. et des écrivains de la maison: «Comment vivez-vous le fait de publier dans une maison qui ouvertement prend position pour la cause serbe ?».
Très bien. On peut admettre que le problème se pose. On peut comprendre que certains écrivains se sentent mal à l’aise. Mais, tout de même, il y a quelque chose d’étrange.
Autant je comprends qu’on puisse ne pas être d’accord avec la cause serbe en général et ceux qui la défendent en particulier, autant il me paraît faux de vouloir apposer un bâillon à ceux qui s’expriment dans ce sens.
Car, finalement, c’est de cela qu’il s’agit. Vladimir Dimitrijevic a-t-il le droit de publier des textes qui justifient l’engagement serbe, lors même que cet engagement est mal perçu par la population ?
Certains disent: c’est de la propagande. Si c’était de la propagande, ce serait illégal. Un étranger n’a pas le droit de faire de la politique active en Suisse. Et faire de la propagande par voie d’édition, c’est de la politique active.
On le sait bien au 10, Rue de Genève, puisque le prédécesseur de Dimitrijevic était Nils Andersson et qu’il fut expulsé de Suisse en 1966 sous prétexte qu’il faisait de la propagande politique pro-chinoise. On peut penser que les mêmes autorités qui avaient chassé le très vaudois Andersson — même s’il avait négligé de se faire naturaliser — n’hésiteraient pas à expulser Vladimir Dimitrijevic. Et il n’en est heureusement pas question.
Alors, ce n’est pas de la propagande. C’est, disons, de l’explication politique partisane. De la justification. De l’analyse qui se déroule dans le sens contraire de ce qui se dit du côté des sphères politiques suisses ou des médias. Et pour être partisane, elle est partisane.
Je ne suis pas d’accord avec Vladimir Dimitrijevic sur ses positions pro-serbes. Je l’étais d’abord. Je trouvais qu’il ne fallait à aucun prix démanteler la Yougoslavie. Et les Serbes ne voulaient pas entendre parler de ce démantèlement. Ils avaient raison. Mais ensuite, une fois les Slovènes, puis les Croates en sécession, pourquoi se jeter sur eux avec des tanks ? Etc. On ne vas pas refaire la guerre de Yougoslavie…
Je ne suis pas d’accord avec ce qu’ont fait les Serbes. Il fallait laisser partir. Comme les Tchèques ont laissé partir les Slovaques. Puis, dans un deuxième temps, plus tard, essayer de rebâtir une fédération, au moins économique. Mais, surtout, surtout, ne pas sortir les fusils.
Bon, c’est une opinion, c’est mon opinion. Mais, pour autant, je ne vois pas du tout pourquoi celui qui ne pense pas comme moi n’aurait pas le droit à l’expression. Je dis bien l’expression et je mets le mot explication et le mot justification dans expression. Je trouve même très utile qu’il existe une plate-forme d’expression serbe à Lausanne. Ça rend service à tout le monde. La preuve: les journalistes ne cessent d’y recourir, tout le monde y fait référence. Et pas qu’en Suisse. Alors, que veut-on ? La supprimer. Pour qu’on ne sache plus ce que pensent les Serbes ? Quel grand progrès on aurait fait là… et quel grand progrès ce serait de ne pas savoir ce que pense Karadzic et de se contenter de le regarder gesticuler en Bosnie !
Non, il faut savoir, il faut parler, il faut débattre. Il ne faut pas bâillonner. Sur ce point, je donne tort à tout ceux qui voudraient que Vladimir Dimitrijevic cesse son action «d’expression». Je suis même un peu indigné…
Je travaille depuis 1967 à l’Age d’Homme et on a tout vu. Vraiment tout vu et tout entendu. Nous avons publié le premier livre sur Wilhelm Reich, des écrits de Bakounine et une défense de la Fédération anarchiste jurassienne, des livres de marxistes comme Theodor Schwarz, pour ne pas parler du très libertaire et mangeur de bourgeois tout crus comme le cher Cherp’. On a diffusé le Petit Livre Rouge des Ecoliers, les livres érotiques de Pauvert et érotico-pornographiques de Régine Desforges et de Tchou… A une époque on passait pour des gauchistes. Bertil Galland a même traité l’Age d’Homme d’officine bâtie sur les deux piliers du sexe et du marxisme… Rigolo, non ? D’autant plus que le même Bertil Galland, d’ailleurs courageusement, prenait la défense d’Andersson poursuivi par Berne.
Dimitri a laissé parler tous ces gens, de tous les bords: des gens de gauche, des chrétiens, des anarchistes de gauche et de droite, des mystiques, des matérialistes, des natalistes, des antinatalistes. Tout le monde y a passé, il n’y a jamais eu de censure pour idées. Jamais.
Et aujourd’hui, après avoir publié deux mille livres qui disaient souvent ce que lui ne pensait pas, on voudrait que Dimitri n’ait pas le droit-de défendre ses idées à lui, sa vision du monde à lui ? Alors là, je trouve que c’est carrément culotté. Si quelqu’un a le droit de parler, c’est lui. Pour avoir tant laissé parler les autres. Et s’il ne pense pas comme vous, comme moi non plus d’ailleurs, est-ce une raison pour vouloir l’en empêcher ?
Et est-ce une bonne idée de ne pas publier à l’Age d’Homme, parce que le directeur de l’Age d’Homme, Serbe, défend sa Serbie un peu mythique, et sûrement très aveuglément ? Ah non, il y a un Voltaire en moi qui dit que vraiment, si la liberté d’expression a un sens, c’est de laisser parler quelqu’un même (et peut-être surtout) quand il pense différemment. Et depuis quand un écrivain, pour qui la liberté d’expression est le matériau même de son travail, ne publie pas chez un éditeur parce que cet éditeur pense et s’exprime ? Vous imaginez Cendrars disant après la guerre: «Je ne publie plus chez Denoêl parce que Robert Denoél avait des sympathies pro-alle-mandes.» Ou d’autres: «Je ne publie plus chez Gallimard, parce qu’Aragon défendait son stalinisme dans une collection qu’il dirigeait» ?
Pendant quinze ans, on a reproché à Dimitri son anti-communisme viscéral, aujourd’hui on lui reproche de défendre le dernier communiste d’Europe: ça fait une moyenne. Peu importent les divergences et les contra-dictions. Je ne dis qu’une chose: on ne résout aucun problème en interdisant d’éditer ou de parler. Comprendre ce que l’autre pense et veut est à la base de tout résolution. Editer: c’est permettre le débat. Essentiel !