Le Passe Muraille

Prodiges de l’humanité funambule

À  propos d’Et que le vaste monde poursuive sa course folle, de Colum McCann,

par Claire Julier

Le 7 août 1974, au cent-dixième étage des tours jumelles du World Trade Center, une miniature noire dans le ciel apparaît; la figurine navigue à plus de quatre cent mètres dans les airs, danse sur un câble tendu. En bas, la foule, nez en l’air, reste muette; elle attend: réussira, réussira pas, tombera, tombera pas, s’écrasera au sol avec un bruit mou les bras en croix, s’écrasera pas? Un moment suspendu en dehors du temps!

Ce prélude inspiré par l’exploit de Philippe Petit, écrit dans une prose méandreuse, rythmée, scandée, comme celle du Vieux saltimbanque de Baudelaire, annonce quatre livres où de simples êtres humains se débattent dans «le sac à merde qui porte le nom du monde», un ballet entre la verticalité de New York, ce pantin fou qui défie les lois de la pesanteur et l’horizontalité du macadam, sa faune – fruit de maints exils.

Colum McCann entrecroise les fils de destinées pour mieux les réunir. Il entrecoupe les lieux – l’Irlande, New York, le Missouri, le Vietnam – les couleurs de peau – noire, blanche, brun clair, brun foncé – la chronologie – passé et présent, passé relié au présent par la volonté délibérée de le raconter au présent, futur proche qui succède au présent.

L’obscurité des quartiers défoncés ou la lumière glacée des appartements de Park Avenue, le spectacle humide de l’Irlande ou les terrains vagues sur lesquels se retrouvent dea-lers et junkies, les bordels du Bronx, leurs trottoirs humides où déambulent des filles en bikinis, ou les petites maisons pointues réservées aux Noirs du Missouri, construisent une fresque. Les existences de ceux qui dansent au-dessus et au-dessous du vide sortent de l’ombre.

N’y a-t-il pas d’infinies manières d’être un funambule, avec ou sans perche pour se maintenir en équilibre? Ils sont beaux et sauvages, tous ces anonymes – beaux, insolents et vivants à la fois: Jazzlyn et Tillie, toxicos et putes de mère en fille, Claire qui n’arrête pas de pleurer la mort de son fils pour une guerre dé-risoire, le coiffeur qui, cramponné au toit du métro, photographie les tags des tunnels, les pirates des réseaux téléphoniques qui se défoncent à l’ordinateur, Lara et Blaine, paumés à le petite semaine, s’enfuyant après avoir provoqué la mort de deux personnes, Adélita arrivée du Guatemala avec le rêve de devenir médecin et qui n’a jamais pu se payer ses études, Adélita qui fait chavirer Corrigan, qui le fait douter de sa foi, lui un prêtre qui a quitté l’Irlande pour se mettre au ser-vice des plus démunis, des plus marginaux et qui va connaître l’amour, le reconnaître.

Du Chant du coyote aux Saisons de la nuit, de La Rivière de l’exil à Zoli, Colum McCann a exploré le monde des gens d’en bas. Par-delà les années, les deuils, les secrets, les injustices, les guerres, par delà les larmes, reste la volonté d’accepter la traversée du désert pour mieux ressusciter et continuer à donner de l’amour. «Pas à pas, nous trébuchons dans le silence, à petits bruits, nous trouvons chez les autres de quoi poursuivre nos vies.»

Sur la photo au milieu du livre, une silhouette mince jongle avec le vent, avec la beauté pour motivation, «un homme seul dans le mépris absolu de la mort». Un avion semble se diriger vers l’angle d’une des deux tours. La photo a été prise par Fernando Yunquez Marcano en 1974. En bas, le vaste monde tourne, the great world spins, peuplé de ceux qui ne s’échapperont pas mais qui vivent, survivent, à leur manière, parce que la vie les a obligés à cette survie, sur-vie d’ironie, de petits plaisirs, de dérisions cocasses.

C. J.

Colum McCann, Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Let the great world spin), traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre, Editions Belfond, 431p.

(Le Passe-Muraille, No 79, octobre 2009)

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