Le Passe Muraille

Portrait de l’artiste en saltimbanque

 

À propos du Jeûneur de Franz Kafla,

par Antonin Moeri

Pendant le mois de ramadan, le croyant jeûne de l’aube au coucher de soleil. Pour les fidèles catholiques, abstinence et jeûne sont observés pendant la période du Carême. Dans les trente années précédant la première guerre mondiale, des jeûnes auraient été mis en scène au cours d’événements festifs qui attiraient beaucoup de monde. On était fasciné par les jeûneurs professionnels se donnant en spectacle dans les grandes villes. Comme dans l’Ancien Testament, le jeûne qu’observe le protagoniste d’un récit de Kafka est fixé à quarante jours.

Quand débute cette histoire, les jeûneurs professionnels n’attirent malheureusement plus les foules. L’époque est révolue où «tout le monde voulait voir le jeûneur au moins une fois par jour», où «les visites avaient même lieu la nuit, à la lueur des torches», où «les enfants regardaient ce spectacle bouche bée, en se tenant la main pour plus de sûreté».

Le «Hungerkünstler» était alors étroitement surveillé pour qu’il n’absorbe pas, en cachette, quelque aliment. Il tenait les curieux en haleine nuit et jour. Insatisfait de lui-même, il persévérait dans son entreprise jusqu’au jour où, la porte de la cage qu’entouraient des guirlandes de fleurs ayant été ouverte, «une assistance enthousiaste emplissait les gradins, une musique militaire jouait, deux médecins pénétraient dans la cage pour prendre du jeûneur les mensurations de rigueur».

Le champion eût préféré battre son record, dépasser la borne des quarante jours et «devenir le plus grand jeûneur de tous les temps, car il ne sentait pas de limites à ses capacités». L’idée du repas qu’on allait lui faire avaler lui donnait des nausées. L’imprésario saisissait par la taille le paquet d’os pour le remettre, tel un trophée de champion cycliste, aux deux demoiselles accortes qui le transporteraient jusqu’à l’endroit où serait servi le repas, tout cela souligné par un accord vigoureux de l’orchestre.

Ainsi vécut le «Hungerkünstler» des années durant, au cours desquelles il pouvait tout à coup se mettre en colère et «secouer comme une bête les barreaux de sa cage» pour exprimer son insatisfaction, son mécontentement, sa frustration. Jusqu’au jour où, pour des raions inconnues, «une véritable aversion se développe contre les spectacles de jeûne». Il se fait alors engager par un grand cirque. On place sa cage près des ménageries où les gens se presseront sans s’attarder devant l’artiste de la faim qui devra se contenter de voir passer «les pièces de viande crue qu’on apporte aux fauves». On ne modifie plus «la petite pancarte portant le nombre de jours de jeûne, tenue à jour avec soin au début». Or notre champion continue de travailler honnêtement, ne sachant rien faire d’autre.

Au surveillant venu fouiller la paille où doit se trouver l’artiste devenu invisible, celui-ci explique pourquoi il a choisi ce métier. «Parce que je n’ai pas su trouver l’aliment qui me plaise. Si je l’avais trouvé, je me serais gavé comme tout le monde».

Ce sont ses derniers mots. En même temps que la paille, on enterre le squelette qui sera aussitôt remplacé par une jeune panthère pleine de santé. «La joie de vivre sort de sa gueule avec une si brûlante énergie qu’il n’est pas facile aux spectateurs de tenir en place».

Kafka aurait-il, avec cette histoire, proposé aux lecteurs une image sarcastique de lui-même sous les traits (si l’on peut dire) de ce saltimbanque cherchant à se dépasser devant un public enthousiaste et terminant sa vie réduit à quelques ossements dispersés dans un tas de paille? Une vie entière passée dans une cage, choyé par un imprésario attentif qui sera contraint, toutefois, d’assister à la déchéance biologique de son poulain.

Le lecteur pourrait songer à cette mise en scène de l’écrivain sous les traits d’un clown, d’un bouffon ou d’un saltimbanque en lisant Explication des oiseaux de Lobo Antunes, certains textes de Walser, Le Sourire au pied de l’échelle d’Henry Miller, Le Clown d’Henri Michaux et tant d’autres livres ou poèmes dont je ne me souviens plus à l’instant…

Franz Kafka: Le Jeûneur, traduction de Bernard Lortholary, GF, 1993.

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