Le Passe Muraille

Portrait de l’artiste en paysages

Le regard géologue de Richard Aeschlimann

par JLK

Le mystère est sous vos yeux mais vous ne le voyez pas, ou plus exactement vous ne voulez parle voir, vous voyez ce que vous voyez dites-vous et le mystère ne vous dit rien, vous préférez ne pas voir, vous préférez ne pas voir votre crâne sous votre peau même si celui-là n’est un mystère pour personne, vous considérez qu’un visage est une chose et qu’un paysage en est une autre et en cela vous vous dites d’accord avec vous-même, mais pour Aeschlimann il en va et il en est toujours allé autrement.

Aeschlimann a toujours été celui qui voyait le mystère partout, cela m’est apparu dès que j’ai vu ses premiers dessins, jamais il n’a pris les choses pour ce qu’elles étaient en apparence, jamais il n’a pu voir un marteau sans se le figurer la tête à l’envers ni voir un escargot sans lui coller des ailes, jamais un mur n’a passé devant lui sans qu’il ne lui arrache son papier peint, jamais un visage ne lui a été un aveu sans un sous-entendu, il y avait chez lui le soupçon réflexe de l’enfant blessé et ses premiers dessins tendent à tout moment à ce grattage d’un Regard géologue, selon le titre d’un de ses livres, qui fouille et fouaille la feuille blanche pour y saisir, dans ses filets d’encre de Chine, ces visages et ces paysages d’un arrière-monde ou d’un outre-part figurant poétiquement le mystère, ou plutôt l’idée de mystère.

Car c’est de l’idée que viennent les premières images d’Aeschlimann, qui n’ont connu que progressivement ce que je dirai sans ironie le mystère de l’incarnation, c’est au trait à la Topor ou à la conjecture répertoriée par l’ami Versins, dont il illustra la fabuleuse Encyclopédie de la science fiction, c’est à l’inquiétante étrangeté de Buzzati que s’apparente sa première expression du mystère, avant qu’apparaisse la couleur et que les mots de l’idée, chez Aeschlimann écrivant, se lestent d’émotion et de mystère latent dans ses Herbes nocturnes.

Je me rappelle l’apparition de la couleur, chez Aeschlimann, avec une émotion quasi physique, et métaphysique aussi, c’est-à-dire traversée par ce vertige que notre passion commune pour Witkiewicz nous a fait reconnaître dans ce que celui-ci appelait le mystère de l’être, tout à coup la couleur surgit comme une gifle de lumière dans un vitrail, tout était déjà là mais il manquait jusque-là cela même que dit la couleur qui est comme la chair de l’être, et le visage et le paysage de l’émotion, tout était là depuis toujours sans doute mais le corps de la peinture était encore à venir, à quoi j’en viens enfin à l’instant de revenir de la dernière exposition d’Aeschlimann, cet automne 2003 au château d’Avenches.

Le mystère est sous nos yeux dans ce qu’est en train de devenir la peinture d’Aeschlimann, tout entière faite de paysages en lesquels il incarne pour ainsi dire son portrait, et de fait c’est à la fusion du regard et du corps que nous assistons et participons dans cette effusion de couleurs du même lac et des mêmes monts et du même ciel regardés et incorporés par le même oeil et les mêmes mains, mais aussi changeants que la lumière à tout instant et qu’à tout instant l’expression d’un visage vivant, et le bleu laiteux de tout à l’heure est soudain noir, dans un clin de temps il sera rouge sang de taureau ou vert Véronèse, et voici qu’au fil de ces transfusions je retrouve les traces tant aimées de la peinture de Josef Czapski  et de la peinture de Thierry Vernet, ces anges tutélaires de la maison de Chexbres où tant de regards ont élargi le nôtre ; jeunes gens l’idée du mystère nous faisait le monde insuffisant tandis qu’il surabonde désormais dans son visage et son paysage, mais le temps menace, vite il nous faut encore aller aux couleurs et aux mots pour dire et dire encore cet indicible mystère…

JLK

(Le Passe-Muraille, No 58, Octobre 2003)

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