Le Passe Muraille

Poètes de la fraternité

 

À propos de Georges Haldas et de Jean-Georges Lossier,

par Serge Molla

On dit communément que le paradis a plusieurs portes. La plus facile d’accès est la porte de la patience. Personne ne s’y précipite, puisqu’on n’y entre que par la patience. Autant dire qu’il n’y a pas foule. Or n’est-ce pas celle-là même que l’on empruntera pour lire le poète Jean-Georges Lossier, alors que les vers de Georges Haldas bordent les chemins coutumiers des hommes qui pourtant passent sans leur prêter attention?

Quelques années séparent les deux hommes pour qui le mouvement poétique s’allie à celui de la vie. Lossier, né à Genève en 1911, a balisé de six recueils les décennies des années 40 à la fin du siècle passé, alors qu’Haldas, né en 1917, n’a cessé de laisser germer en lui les vers jusqu’à présenter quelques centaines de poèmes répartis dès 1942 et jusqu’aujourd’hui sur une quinzaine de recueils.

La Poésie complète de Haldas s’offre comme une traversée poétique du siècle, parallèle en quelque sorte au parcours discret de Lossier auquel la Revue de Belles-Lettres consacre un fort volume dirigé par Patrick Amstutz. Ce recueil d’articles, signés par de prestigieuses plumes, permet d’éclairer l’oeuvre de ce poète par trop méconnu en invitant à d’exigeantes relectures, en s’arrêtant sur sa spiritualité, voire même sur sa « théologie », et en évoquant les compagnonnages, l’ensemble étant émaillé d’extraits de correspondances et complété par les repères et références bibliographiques nécessaires. Autant dire qu’il y a là acte de reconnaissance d’une voix secrète mais forte d’un être soucieux d’ouvrir « un chemin vers l’intérieur en suscitant l’espace de la vie rêvée ».

Marcel Raymond parlait à ce propos de «poésie mystique », son auteur ne cessant de révéler ce qu’il pressent de la destinée où l’homme avance. Et c’est peut-être cette quête « spirituelle » — «religieuse» au sens de ce qui relie (religare) — qui est commune à Lossier et Haldas, quand bien même elle s’exprime tout autrement chez l’un ou chez l’autre. Si, chez Lossier, la quête progresse par degrés et prend pour Le Long Voyage des accents dualistes, elle passe chez Haldas par l’évocation de mille personnages révélant tout à la fois la misère humaine et l’espoir (poli-tique). Pourtant les trois vers suivants de Lossier auraient certainement pu être également signés par Haldas: «Mon Dieu, ce froment moulu que nous sommes, / O pain de fraternité! / Je ne suis rien sans toi, qui suis-je sans mes frères ? »

Faut-il nommer Dieu ou en lire la trace ? Quelle vérité recèle le pain ? Que recèle en lui le grain? Et mon frère, en suis-je le gardien ? Les questions sont là et le geste même des poètes amorce une réponse. Et le mot décisif de «Fraternité» habite alors l’une et l’autre oeuvre, l’un et l’autre engagement : Lossier lie le vocable à son insertion professionnelle au CICR, alors qu’Haldas l’inscrit au coeur de tous les visages et des rencontres que convoquent ou rappellent l’ensemble de ses écrits. Toute-fois, si l’humanité, pour ne pas dire la compassion, dicte sa musique aux deux poètes genevois, leur relation à autrui la-re. Où en suis-je par rapport à l’autre ? interroge avec distance Lossier : « Comment savoir qui est mort ou vivant 1 Et quelle est la main qui délie ? » Où suis-je avec l’autre ? demande avec proximité Haldas : « Ce grain de blé en moi / qui naît de ton regard / Toute moisson remonte I à son point de départ. »

Grand lecteur des mystiques, Lossier n’hésite pas à emprunter parfois leurs sentiers, alors qu’Haldas ne cesse de revenir aux Ecritures bibliques et tout particulièrement aux évangiles, et convoque radicalement l’incarnation pour se détourner résolument de tout dualisme. Et si la mort entoure chez Lossier les vivants de mystérieuses présences, elle n’aura pas le dernier mot pour Haldas qui murmure «Mais l’arbre de la mort / porte en lui ses oiseaux / Un jour ils vont chanter».

Les deux hommes font ainsi entendre deux voix qui appellent leur lecteur à s’interroger sur l’autre, que je suis moi-même, que je rencontre ou vers qui peut-être je marche. Si Gilbert Vincent parlait d’anthropologie spirituelle à propos de Lossier, peut-on parler de rencontre résurrectionnelle chez Haldas pour qui le vers et la mémoire qu’il recèle porte en lui la vie ? Autant dire que je n’en ai pas fini de patiemment lire l’un et l’autre pour que s’exauce mon désir de franchir la porte.

S.M.

Jean-Georges Lossier, Poésie complète 1939-1994. Préface de Gilbert Vincent, Lausanne, Editions Empreintes (Poche Poésie 2), 1995, 224 pages.
Revue de Belles-Lettres, Jean-Georges Lossier, 2001/3-4, 284 p.
Georges Haldas, Poésie complète, Lausanne, L’Age d’Homme, 2000, 928 pages.

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