Le Passe Muraille

Plus fort que la mort

En 2001 paraissait l’un des plus beaux livres de Janine Massard, et certainement le plus émouvant: Comme si je n’avais pas traversé l’été. Il est certains livres qu’il paraît presque indécent de «critiquer» tant ils sont chargés de composantes émotionnelles liées à un vécu tragique, et tel est bien le cas du nouveau roman de Janine Massard, tout plein de ses pleurs et de sa révolte de femme et de mère confrontée, en très peu de temps, à la mort «naturelle» de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer.

La volonté explicite de tirer un roman de cette substance existentielle et l’effort de donner à celui-ci une forme distinguent pourtant cet ouvrage d’un simple «récit de vie» où ne compteraient que les péripéties. Autant pour se ménager le recul nécessaire que pour mieux dessiner ses personnages et pour «universaliser» son récit, Janine Massard revendique le droit à l’invention, et c’est aussi sa façon de faire la pige au «scénariste invisible, ce tordu aux desseins troubles, qui a concocté cette histoire à n’y pas croire». Cette transposition littéraire ne saurait être limitée à un artifice superficiel: en véritable écrivain, Janine Massard l’investit avec vigueur et légèreté, quand tout devrait la terrasser et la soumettre au poids du monde. Alia (dont le prénom signifie «de l’autre côté» en latin) endosse ici le rôle principal d’une femme qu’on imagine dans la cinquantaine, du genre plutôt émancipé, protestante «rejetante» peu encline à s’en laisser conter par le Dieu fouettard de sa famille paternelle, et fort mal préparée aussi à l’irruption, dans sa vie de rationaliste, de la maladie et de la mort. En écrivain,

Janine Massard se montre hypersensible au poids des mots, lorsque bascule par exemple le sens de l’adjectif «flamboyant» (marquant la victoire de la lumière) pour qualifier la «tumeur flamboyante» qui frappe soudain Bernard, le mari de la protagoniste.

De la même façon, la romancière recrée magnifiquement les atmosphères très contrastées dans lesquelles baigne Alia, entre pics d’angoisse et phases d’attente-espoir, que ce soit dans la lumière lémanique (Alia, comme son père, étant «du lac» et très proche de la nature maternelle), les couloirs d’hôpitaux où se distillent les petites phrases lamentables des techniciens-toubibs si peu doués en matière de relations humaines, ou en Californie dont les grands espaces et la population déjantée conviennent particulièrement à sa grande fille nique-la-mort. Par ailleurs, le recours à l’humour multiplie les ruptures heureuses, par exemple pour faire pièce au désarroi solitaire d’Alia: «Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d’elle…»

Livre de la déchirure et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l’enfant pour qu’il vive (nul hasard qu’Alia, soudain atteinte d’eczéma atopique, se compare au Grand Gratteur Job vitupérant le Créateur), le roman de Janine Massard est aussi, à l’inverse, un livre de l’alliance des vivants entre eux, des vivants et des morts, un livre du courage, un livre de femme, un livre de mère, un livre de vie. A un moment donné, rencontrant la Bosniaque Hanifa de Sarajevo, Alia découvre «l’explosion de l’expression créatrice apparue comme la seule réponse à la barbarie».

Or, elle-même va «racheter», en écrivant, à la fois son passé et l’enfance de ses deux filles, les beaux moments passés avec Bernard et la force salvatrice du rire ou de la solidarité, la valeur du rêve aussi et la puissance insoupçonnée de l’irrationnel qu’un initié aux pratiques zen va lui révéler en passant, la soulageant physiquement et moralement à la fois. Elle qui se moque volontiers de ceux qui lui recommandent à bon compte de po-si-tiver («il paraît qu’il faut apprendre à vivre sa mort au lieu de mourir sa vie, parole de vivant, ça cause distingué un psy bien portant») ne tombe pas pour autant dans la jobardise New Age, mais découvre bel et bien une nouvelle dimension de l’existence aux frontières du visible et des certitudes.

Dès le début de son livre, Janine Massard affirme «qu’une mort vous aide aussi à vivre», et cette révélation est d’autant plus frappante que cette nouvelle vie, cernée de mort mais d’autant plus fortement ressentie, est «sans mode d’emploi»…

Janine Massard. Comme si je n’avais pas traversé l’été. L’Aire, 205 pp.

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