Le Passe Muraille

Philip Roth notre frère humain

À propos, notamment, de La Bête qui meurt,

par JLK

Il est impressionnant et très encourageant en somme, en période de dissolution et de recomposition probable, de voir une oeuvre gagner en maturité et en profondeur au fur et à mesure que son auteur prend de l’âge. A l’opposé de tant d’écrivains qui piétinent ou déclinent après avoir donné le ou les grands livres qui ont établi leur réputation, Philip Roth est de ceux qui ne cessent au contraire d’étendre toujours plus le champ de leur aperception et de leur transposition. Ses derniers livres sont d’ailleurs imprégnés par les thèmes de la filiation, du rapport au temps, de la confrontation des générations, du vieillissement subi ou sublimé, enfin de la transmission d’un savoir impliquant de chacun la réappropriation de toute expérience.

Patrimoine (Gallimard, 1993), qu’on pourrait dire le livre du père, a fait date dans cet effort de reconnaissance qui cristallise le plus souvent post mortem, après une vie de malentendus ou de rendez-vous manqués, et les trois volumes de la Trilogie américaine relancent, chacun à sa façon, le dialogue du double littéraire de l’auteur (Nathan Zuckermann, comme on sait) et de divers aînés qui l’aident à tisser sa grande chronique de l’Amérique contemporaine, des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale à l’affaire Lewinsky, via le maccarthysme et la guerre du Vietnam.

Parallèlement à la réédition de La Contrevie, et alors même qu’un nouveau grand roman est à paraître aux Etats-Unis, c’est au thème éternel des relations entre le sexe et la mort que nous confronte La bête qui meurt, avec le récit incisif et finalement poignant d’une liaison entretenue par un professeur de lettres sexagénaire et son ancienne élève, de quarante ans sa cadette.

A moins de niaiserie caractérisée, ou de mauvaise foi crasse «à la Rinaldi », l’on ne saurait trouver, dans ce roman ressaisissant à la fois une relation de plaisir et une blessure de chair, trace de pornographie. A son habitude depuis Portnoy et son complexe (Folio, 2002), Philip Roth parle de sexe avec autant de netteté que d’honnêteté, sans maquiller le gauchissement inévitable de la vision masculine (puisque le narrateur est un homme) dans son récit. Cela étant, comme dans Ravelstein de Saul Bellow (que Philip Roth tient lui-même pour le plus grand de ses pairs actuels), le romancier parvient à dégager à la fois la part de l’égoïsme respectif, à fonds de «sauvagerie», des deux amants que l’âge sépare et rapproche à la fois, du double « profit » qu’ils tirent de leur liaison, des limites sociale et psychologique — voire biologique — de celle-ci, de leur solitude et du dernier sursaut qui les rapproche au moment où, la jeune beauté se trouvant atteinte par un cancer du sein, le vieil homme est appelé au secours non comme un père consolateur mais en tant que révélateur du corps naguère en gloire. Rappel alors de l’exergue emprunté à Edna O’Brien : «L’histoire d’une vie s’inscrit dans le corps tout autant que dans le cerveau».

L’histoire inscrite dans les corps de David et de Consuela, sur fond de lendemains de révolution sexuelle qui déchantent, est aussi celle de Kenny, le fils indigné du libertin, et celle de George, « frère d’armes du narrateur » dont l’agonie est marquée par un dernier sursaut de force vitale, en deux pages saisissantes. A noter enfin que La bête qui meurt ne désigne en rien une issue bestiale, mais la part animale, brute et douce à la fois, du déclin de notre pauvre chair, évoqué par un romancier pétri d’humanité.

JLK

Philip Roth. La bête qui meurt. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard, collection «Du monde entier», 2004, 136 pages.
Viennent aussi de paraître: La Contrevie. Gallimard, 2004, 404 pages, et Parlons travail. Galli-mard, 2004, 187 pages.

(Le Passe-Muraille, No 62, Octobre 2004)

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