Le Passe Muraille

Paysage de Peter Stamm

À propos des nouvelles réunies dans Au-delà du lac,

par Jean Perrenoud

J’adore Ferdinand Hodler. Il ne se passe pas une année avant que je ne retourne dans un des musées suisses, qui en comptent heureusement beaucoup, pour revoir l’un de ses tableaux. Ainsi, l’autre jour, au Kunstmuseum de Bâle, je me suis longuement arrêté devant l’une des versions de Paysage vu de Caux qui doit beaucoup plaire à Franz Weber ou sa fille puisqu’on y voit, l’oeil plongeant sur le Léman, le Lavaux sans une bâtisse. Un peu plus avant dans la semaine, et comme pour créer une réminiscence, je tombe sur la couverture du nouveau peter stamm (j’insiste sur les minuscules du nom et du prénom, comme une sorte de modestie) qui représente justement une autre version de cette peinture célèbre appelé ici Landschaft bei Caux mit aufsteigenden Wolken (détail).

Le lecteur agacé va me dire que de ces détails, très précisément, il s’en brosse, mais c’est bien justement dans ce genre de petits riens que se loge la magie des nouvelles de Peter Stamm que l’on peut déguster dans son tout récent opus intitulé en français Au-delà du lac, en allemand Seerücken.

Me voici pris maintenant au piège de devoir vous parler plus longuement de ces nouvelles. Et c’est bien aussi un piège que nous tend Stamm, à chaque pas. Piège qui se referme sur plusieurs de ses personnages et les fait disparaître souvent, de manière étrange : « Il lui a fallu un instant pour se rappeler qui j’étais, puis il m’a confié que la police s’était rendue à l’hôtel, avait fouillé partout, mais qu’à part les boîtes de conserve vides et de la vaisselle sale, elle n’avait pas trouvé la moindre trace de femme. »

On trouve aussi ceci, à propos d’un écrivain qui imagine une fiction devant un journaliste qui l’interroge : «Un mois durant, son interview n’allait cesser d’être rediffusé en boucle, jusqu’à ce qu’il ne soit plus, lui aussi, qu’une fiction au même titre que Lara et Simon. »

Il y a aussi des morts, absurdes. Des rencontres inachevées. Des attentes sans lendemain : « On ne doit rien attendre, c’est la seule façon de tenir le coup. La patience ne sert à rien puisque rien n’arrive. »

Le coup de maître de Stamm, c’est que ces 10 courts récits (la plus longue fait moins de 30 pages) sont passionnants, que j’ai eu du mal à les lâcher, passant de l’un à l’autre sans presque m’en rendre compte, comme si l’auteur, passant d’un sujet à l’autre, m’entraînait dans une sorte de conversation, un peu décousue, mais passionnante sur des liens qui se font, se distendent, se renouent abruptement, sur des épisodes de vie, sur des rencontres improbables, sur le désespoir de vivre ou de voir l’autre mourir : « Il se racle la gorge, arrache la page du magazine, la plie en quatre, la glisse dans sa poche. Il entre alors dans la chambre de Rosmarie, la valise à la main. Il inspecte autour de lui, il n’y a personne. »

Il faut souligner la manière dont les dialogues sont construits. Le lecteur doit lire attentivement chaque phrase, car Stamm ne s’embarrasse pas de guillemets ou de tirets pour séparer les mots les uns et des autres. Cela donne : « Je lui ai demandé où elle dormait. Pourquoi voulez-vous le savoir ? Comme ça. Elle m’a lancé un regard irrité et a répliqué que ce n’était pas parce qu’elle était seule ici que je pouvais me permettre des privautés. »

Je suis resté pris par ces nouvelles, plus particulièrement, car j’ai trouvé, dans ces récits de fragments de vie, que l’auteur offrait, à ses personnages, un regard de profonde humanité, et peut-être de la compassion. Ainsi, je n’oublierai pas de sitôt la figure d’Anja dans la forêt ou de Reinhold le pasteur ni celle d’Alfons le paysan : « ne pars pas, lui a-t-il murmuré, pas encore. » Et, pour le début et pour la fin, plutôt à l’arrière-plan ou en-deçà des nouvelles (d’où le titre allemand), il y a le lac. Comme une sorte de témoin neutre de ces différents récits. Pas menaçant, juste présent. Comme s’il demeurait là, à jamais là, pendant que la vie passe, notre vraie vie, à nous, ou celles de fictions, inventées par des écrivains. Quelle différence ?

J.P.

Peter Stamm, Au-delà du lac, Christian Bourgois, 2012, 174 p.

(Le Passe-Muraille, No 88, Avril 2012)

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